Le premier contact avec le pays a été lointain et monochrome. Un coup d’œil curieux jeté de l’autre côté du fleuve Yalu, qui sépare la Chine et la Corée du Nord, dans la ville de Dandong. A travers le brouillard, c’était lui, le territoire le plus discret du monde, à quelques centaines de mètres seulement. J’aperçois une grande roue, une esplanade sur la mer, quelques bâtiments. Si proche, et pourtant inaccessible : le pont historique, bombardé par les Américains pendant la guerre de Corée, arrête son tablier en acier, déchiré aux deux-tiers de sa longueur. Ne survivent que les piles de bétons, droites et esseulées dans l’eau du fleuve. A côté, le nouveau pont est noir, imposant. Les camions qui circulent dessus se suivent, s’arrêtent, reprennent leur course, comme une lente respiration. Nous le traverserons le lendemain en train, avec l’impression de sortir de la réalité au fur et à mesure que la rive chinoise disparaît sans la brume.

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Traversant le fleuve Yalu, le Broken Bridge (à droite) et le pont actuel (à gauche). En face, la Corée du Nord.
© Marie-Caroline Gaymard

 

A Dandong, il est possible de louer un bateau à moteur et de longer la rive nord-coréenne. Amateur de sensations fortes, s’abstenir. Ici, le fleuve n’est pas si large, les miradors pas si nombreux, les militaires pas si effrayants. Je serais presque déçue s’il n’y avait pas l’excitation d’être là ! Les lotissements résidentiels contiennent des maisons à l’allure coréenne traditionnelle, au toit de tuiles grises en pente recourbée, aux murs blanchis à la chaux. Le plus impressionnant, c’est la végétation : au sortir de l’hiver, la Corée du Nord est ocre et grise, partout, tout le temps. Le nuancier Pantone y verrait sans doute plus de subtilités que moi. Et cette rencontre inopportune avec un bateau chargé de Nord-Coréens, civils et bien évidemment militaires. Le face à face dure une minute à peine. Sans animosité, sans fraternité, les visages sont fermés ; les hommes comme les femmes, aux traits fins mais tirés, portent tous des vêtements en Vinalon kaki, bleu marine, gris ou noir. Ils ont amené leur vélo sur lesquels sont crochés des sacs plastiques. Une minute pour sentir l’abîme qui nous sépare, pour s’observer comme des animaux en cage, puis repartir. Ciel gris, eau grise, végétation grise. Le sentiment d’être le premier survivant à poser les pieds à l’extérieur du bunker après la fin du monde, alors que c’est le début du voyage.

Lorsque le train traverse le pont, l’excitation et l’appréhension montent. Le fleuve est vite traversé et je colle mon visage à la fenêtre pour voir. La fête foraine se révèle être un décor : les manèges sont rouillés, les mauvaises herbes poussent partout, les baies vitrées des bâtiments ouvrent sur de la poussière et une carcasse vide. Nous sommes au bon endroit. Ici, il faut comprendre la différence entre le vu et le vrai, saisir la réalité entre les non-dits et les réponses évasives. Au bout de vingt minutes, le train s’arrête dans une gare. Une trentaine de militaires l’entoure, d’autres rentrent à l’intérieur. Leur tenue, en toile épaisse de couleur kaki et pin’s à l’effigie de Kim-Il-Sung et Kim-Jong-Il sur la poitrine, nous deviendra familière. Après avoir déjà été contrôlés avant de monter dans le train, c’est l’heure de la fouille pour le passage de la douane. Elle s’avère être légèrement angoissante : les passeports et les visas de tourisme sont collectés (on nous les rendra à la sortie du pays), les sacs vidés, les appareils photos et les portables sondés. Nous n’avons rien à cacher mais chacun se sent coupable, hésite : ce livre, ça passe ? Une carte SD en plus, est-ce louche ? L’atmosphère s’allège d’un coup quand le militaire chargé de contrôler ma voisine part d’un grand éclat de rire : un selfie un peu idiot, langue tirée, doigts en signe de la victoire, lui a redonné un statut d’humain et nous a tous fait sourire. Nous repartons deux heures plus tard, délestés de nos identités, sans papiers en dictature communiste, mais victorieux des frontières.

Que ce soit en train ou en bus (et nous en ferons beaucoup), les paysages sont semblables. Sur des centaines de kilomètres, la Corée du Nord étale des rizières, des champs, des villages similaires. Chacun a sa place centrale au milieu de laquelle trône un monument à la gloire du Père de la Nation et du Juche. Les gares, peintes en couleurs pastels, ont toutes sur leur fronton le portrait de Kim-Il-Sung et Kim-Jong-Il. Kim-Jong-Un, le dirigeant actuel, est trop jeune pour mériter son image souriant sur chaque bâtiment officiel. Il se contente de panneaux accrochés en-dessous des portraits de son père et de son grand-père, grandes lettres rouges sur fond blanc (ou l’inverse) qui annoncent fièrement la joie de travailler pour un si grand leader. Les villages qui défilent sont composés de maisons traditionnelles et de petits immeubles, les villes y ajoutent quelques immeubles de plus ou moins bonne facture, qui dépassent rarement les 6 étages.

Je suis étonnée de trouver un pays si plat. Les rizières creusées en contrebas (les chemins font office de digues) et les montagnes au coin sont les seuls éléments qui arrêtent le regard car les grands programmes agricoles des années 1990 ont entrainé une déforestation massive (un programme de plantation d’arbres a été lancé en 2013 pour réintroduire de la variété dans le paysage). Une route goudronnée longe notre voie de chemin de fer, immense, passage royal pour les centaines de vélos et les rares véhicules qui y circulent. Les berlines sont pour les gradés du parti, les sportifs accomplis et les personnes méritantes ; les vélos pour le peuple. J’ai compté cinq tracteurs entre Pyongyang et Kaesong, environ une dizaine de camions sans âge et une dizaine de charrettes tirées par des bœufs. A peine motorisée (sauf à Pyongyang), la Corée du Nord peut se vanter d’avoir un taux de cyclistes à faire pâlir Amsterdam et un pays aussi plat que celui de Brel.

 

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Sur l’autoroute de la Réunification
© Marie-Caroline Gaymard

 

Le train et le bus sont l’occasion de s’immiscer, le temps de quelques secondes, dans la vie quotidienne des nord-coréens. Lors des dix heures aller-retour entre Pyongyang et Dandong, je les vois travailler dans les champs, pousser des boeufs, remuer la terre, surveiller des poules et des chèvres. Je les vois construire un trottoir : une cinquantaine d’ouvriers, femmes et hommes, sont en train de niveler le sol, de poser les dalles de bétons, de le recouvrir d’asphalte, sans l’aide de bulldozer ou de compacteur. Je les vois installer des pierres en cercle autour des arbres replantés dont la base du tronc a été peint en blanc, activité qui frôle le rituel chamanique, je les vois repeindre des lampadaires qui n’en avaient pas besoin, je les vois nettoyer des rues déjà propres et faire la circulation au milieu d’avenues vides. Je les vois discuter assis sur leurs talons à l’asiatique dans les champs et dans la rue, dormir, fumer au soleil, protégés par leur chapeau immense ou leur casquette, nous les voyons nous regarder car les trains sont rares.

Les six heures de bus entre Pyongyang et Kaesong se font sur la quatre-voies goudronnée qui traverse le pays, bien nommée « Autoroute de la Réunification » puisqu’elle relie Pyongyang à la DMZ. Les nord-coréens y circulent à vélo et à pied au milieu de nulle part. Il a fallu quatre heures pour faire 170 km : le bitume est défoncé et un poste-frontière nous arrête tous les 50 km. Les guides montrent le programme réglé à la minute près aux soldats puis l’un deux, fusil au poing, ouvre la barrière. Nous continuons notre route. Touristes, nous avons le privilège de passer d’un canton à l’autre et de circuler (presque) librement sur le territoire. Les habitants n’ont pas autant de chance : on nait, on vit et on meurt dans son district, à moins d’aller visiter un monument à la gloire de Kim-Il-Sung, à moins que le dévouement au régime n’ait assuré à la famille un logement à Pyongyang, capitale d’un pays assimilable au Capitole d’Hunger Games.

Kaesong a été la capitale historique et économique de la dynastie Koryo (918-1392). Située à moins de dix kilomètres de la DMZ, elle est l’incarnation typique de la ville nord-coréenne : l’avenue principale déserte, à l’exception de vélos, est bordée d’affiches de propagande multicolores réalisées dans le pur style du réalisme socialisme des années 1950. Le brouillard qui nous entoure accentue la sensation de vide, comme si nous visitions une ville fantôme. Quelques immeubles bordent la route, avant de laisser leur place à des maisons basses de style coréen. L’hôtel Kaesong (l’un des deux hôtels de la ville ouverts aux touristes étrangers) dans lequel nous logeons est du même style architectural : nous dormons sur un matelas posé à même le sol chauffant, avec une télé sans âge, un mini-réfrigérateur et une commode pour seuls compagnons. Ouvert en 1987, je peine à trouver une prise qui fonctionne et attends sagement le couvre-feu, emmitouflée dans l’édredon : une fois l’électricité éteinte, le chauffage au sol disparaîtra.

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Avenue principale de Kaesong
© Marie-Caroline Gaymard

Kaesong est une ville touristique. Là-bas, j’ai eu l’occasion de visiter l’université de Songguyngwan, fondée en 992. Devant l’entrée, des enfants jouent au ballon, image d’Epinal tellement mignonne que nous en viendrions à douter qu’elle soit réelle. Notre guide locale nous accueille en tenue traditionnelle coréenne, magnifique dans sa robe rouge et verte. Une des deux guides officielles traduit en anglais. La visite est relativement rapide : plusieurs bâtiments bas datant d’il y 1000 ans entourent deux cours carrées. Les charpentes sont peintes de décors somptueux. Un minuscule musée du céladon, un tout petit musée sur la dynastie Koryo et la ville en Corée à l’époque médiévale, et nous voilà ressortis du complexe. Il a été ouvert pour nous. C’est un voyage étonnant : en tant qu’individus, nous sommes contraints de circuler en groupe, de ne pas nous éloigner du champ de vision des deux guides qui nous encadrent, de prendre des photos sous leur surveillance. En tant que groupe, nous sommes seuls, car les « western people » sont facilement identifiables. Sortis du bus, aussitôt remontés dans le bus.
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Architecture traditionnelle à Kaesong
© Marie-Caroline Gaymard

L’après-midi, c’est l’heure de la visite de la DMZ, la zone dite démilitarisée qui sépare la Corée du Sud de la Corée du Nord. Le lieu est impressionnant. A notre arrivée, nous voyons distinctement les deux pylônes qui se font face de part et d’autre de la frontière, chacun arborant fièrement le drapeau de son pays. Du côté nord-coréen, nous n’échappons pas aux incessants chants de propagande (ai-je précisé que tous nos petit-déjeuners sont pris en compagnie d’un programme télé qui diffuse un concert de chants militaires ?). Nous passons au milieu de blocs de béton soutenus par des morceaux de bois, prêts à bloquer le passage en cas de nouveau conflit. Etonnement, le paysage est peuplé : 200 familles vivent ici, le terrain ayant été entièrement déminé à la suite de la guerre. Un militaire nous fait la visite du lieu, là aussi traduit par notre guide. Nous voyons les baraquements bleus où a été signé l’armistice le 27 juillet 1953, nous entrons dans le baraquement intermédiaire où une partie de la pièce est en Corée du Nord et l’autre en Corée du Sud. Nous écoutons, plus ou moins sérieusement, plus ou moins convaincus, les hauts faits de Kim-Il-Sung, qui a permis au pays de gagner la guerre contre les impérialistes américains et sauver son peuple. Quelques militaires bordent la ligne de démarcation. Le grand bâtiment en face est sud-coréen. Pour peu, nous pourrions voir les touristes de l’autre côté, leur faire signe, braver les aléas de l’histoire à travers des gestes de sympathie. Mais il semble que nous soyons seuls. Le guide, aimable, accepte de poser avec chacun d’entre nous : avoir une photo de soi avec un militaire nord-coréen souriant est un trophée inestimable.