Il ne faut pas s’y méprendre, derrière les rues ensoleillées de la métropole, ses palmiers et ses avenues vivantes de jour comme de nuit, l’ »épanouissement » (relatif) de son économie et son ouverture à l’international, la misère s’est installée à Buenos Aires et grandit dans des enclaves urbaines toujours plus étendues. C’est d’ailleurs l’un des premiers panoramas qui nous est proposé depuis l’autoroute joignant l’Aeropuerto Internacional Ministro Pistarini de Ezeiza et le centre-ville de Buenos Aires. Des dizaines de kilomètres de bidonvilles, d’étendues de tôles et autres matériaux de récupération, entassés et emmêlés dans la masse urbaine de l’agglomération de Buenos Aires.

 

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Source: http://www.lanacion.com.ar/1926512-el-ministerio-de-educacion-ya-tiene-un-lugar-junto-a-la-villa-31

 

A quoi nous attendions nous? En débarquant dans cette metropolis gargantuesque dans le but de travailler sur les problématiques urbaines spécifiques des “villes du Sud” telles qu’on les définit à partir de critères divers et variés, nous pouvions nous douter que la “face cachée” de Buenos Aires finirait bien par se révéler. Mais de cette façon, si abrupte? Pas vraiment.

 

villasEn réalité, nous nous sommes rapidement rendues compte de la présence, souvent stigmatisée voire complètement niée, de ces nids de pauvreté, et qui, contrairement à une logique qui prévaudrait dans certaines grandes villes d’Amérique Latine tel qu’à Rio de Janeiro (Brésil) ou encore Medellin (Colombie), ne se concentrent pas seulement dans les franges périphérique de la ville. Les “villas miseria”, telles qu’on les nomme ici, se dressent à l’intérieur des limites administrative de la ville, et même, pour certaines d’entre elles, en son coeur. Dès les premiers jours de notre séjour, nous avons traversé, sans vraiment le savoir au départ, l’une des plus grandes villas de Buenos Aires: la villa 21-24.

 

Les villas n’étant pas représentées sur les cartes officielles de la ville (la carte ci dessus est par exemple la seule disponible en ligne), héritage d’une longue tradition de négation et de rejet de ces enclaves de pauvreté, il est possible – quoi que déconseillé – d’y pénétrer. Inconscientes? Perdues? Peut-être. Quoi qu’il en soit, cela nous a permis de nous rendre compte d’un phénomène urbain percutant: l’hétérogénéité doublée d’une porosité des formes urbaines entre les quartiers de Buenos Aires.

 

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Après un pic-nique dégusté tranquillement au Parque Patricios, zone desservie par le métro, nous entamons la visite du quartier de Barracas, situé au Sud de la ville. Il s’agit d’un quartier aillant récemment fait l’objet d’une opération de rénovation, encore en travaux pour une grande part, et qui accueille aujourd’hui une antenne du gouvernement de la ville (la Jefatura del Gobierno), soit un bâtiment très moderne au coeur d’un quartier encore populaire.

Afin de nous rendre au centre de Barracas, nous décidons de marcher à partir d’un itinéraire aléatoire repéré sur la carte interactive de la ville, avant notre départ. Les formes et les ambiances commencent à changer. Les odeurs aussi: nous voilà rapidement au coeur d’une grande zone industrielle, bordée de quelques habitations insalubres, complètement contaminée par la pollution et les déchets rejetés, mais aussi un restaurant ouvrier, et surplombée d’une immense publicité du gouvernement de la ville prônant “l’écologie urbaine”.

 

 

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Nous voilà à l’entrée de la villa 21-24. En traversant, nous nous sommes prises d’un sentiment ambigu de gène mêlée à une certaine curiosité: nous ne sommes sûrement pas à notre place, avec nos appareils photos, nos guides, et notre itinéraire aléatoire. Néanmoins nous continuons d’avancer et côtoyons l’environnement dans lequel nous sommes afin d’en saisir quelques bribes: une surprenante proximité avec le reste de la ville, des commerces, des logements, une grande densité et une vie de quartier, mais aussi l’absence de nom de rues, des ruelles creusées dans les interstices des bâtiments, et l’insalubrité des habitations, ouvertes sur l’extérieur pour la plupart. Très vite, la transition avec une forme plus classique de ville s’opère. Le nom de l’avenue apparaît de l’autre coté du passage piéton. Nous croisons une camionnette du Ministère du travail, un centre socio-culturel, une église, quelques policiers. En somme, les signes de la fin de l’informel et du retour à la “ville” telle qu’elle est organisée et acceptée ici, à Buenos Aires.

 

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Dans ces villas, 150 000 à 200 000 personnes y vivent selon les chiffres officiels et sont victimes d’un processus d’exclusion important à Buenos Aires. Comme nous l’explique Guillermo Tella, urbaniste et directeur exécutif du Conseil de planification stratégique de la ville, depuis les années 1930, les villas ont pris de la consistance, se sont progressivement consolidées, et aujourd’hui réclament leur “droit à la ville”: un droit à la reconnaissance, mais aussi à leur prise en compte dans le déploiement des politiques publiques (la majorité de ces espaces ne sont pas reliés aux réseaux d’eau, de gaz, de transport, d’électricité et encore moins à internet). De nombreuses mesures, notamment sous les différents régimes militaires qu’a connu l’Argentine, ont tenté d’éradiquer et de repousser ces zones toujours plus à la périphérie en expulsant arbitrairement les familles y logeant ou en déportant les immigrés, souvent très précaires, jusqu’à leurs pays d’origine.

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Aujourd’hui, des barrières physiques et symboliques persistent, mais un nombre de plus en plus grand d’initiatives émergent afin de renouer des liens avec leur tissu social. Depuis une petite dizaine d’années, l’idée – loin d’être partagée par tous – est de “régulariser” des zones: reconnaître leur existence, ouvrir les rues, réguler le quartier (un premier pas serait de donner un nom aux rues et un numéro aux maisons) pour qu’il soit perméable avec le reste de la ville, et que les activités essentielles puissent s’y localiser.

 

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Dans la villa n°31, bidonville le plus peuplé et plus emblématique de Buenos Aires car situé au coeur d’un des quartiers les plus riches du centre ville, à la sortie de la gare de Retiro, le centre culturel qui y a été localisé est parvenu à enclencher une dynamique de création de liens avec une partie du tissu social local, en intégrant notamment la diversité culturelle et artistique du quartier. Une grande variété d’activités sont proposées : danse, hip hop, ateliers d’écriture et de lecture, réalisés par ses habitants et pour ces mêmes habitants. Il existe ainsi une culture qui a beaucoup de potentiel et d’énergie, et qui parvient à être canalisée, valorisée. L’Université de Buenos Aires a même réalisé il y a une petite dizaine d’années, en lien avec les habitants de la villa 31, un plan co-construit d’urbanisation intégrale du quartier. Si ces initiatives connaissent beaucoup de résistances, d’oppositions, voire de tentatives d’occultation par les acteurs privés et le marché qui réclame de pouvoir faire des opérations rentables, nous avons tout de même eu la chance de rencontrer un acteur important de ces démarches en faveur de l’inclusion socio-territoriale: le Secrétariat à l’Habitat et à l’Inclusion (SecHI) du gouvernement de la ville de Buenos Aires.222

 

En effet, médiateur entre le gouvernement et la société civile depuis 2011, le “SecHI” agit à travers des interventions micro-localisées en aménageant des places, des terrains de sport et des centres communautaires d’accueil sur des friches ou terrains vagues afin de créer des interfaces entre les employés municipaux, les associations, les entreprises et les habitants de la villa: les NIDO (Nucleo de Inclusion y Desarollo de Oportunidades).

 

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Une des employée du SecHI nous IMG_7563accueille dans son bureau avant de nous proposer la visite d’un NIDO situé dans la villa n° 1-11-14. Une fois sur place, le chauffeur se gare dans l’avenue qui sépare les logements informels et une place publique. Une antenne du gouvernement s’y est donc installée, ainsi que l’un des quatre NIDO de la ville. Plusieurs activités y sont proposées aux habitants des villas. Tous les ateliers proposés sur place sont gratuits, et les habitants viennent pour suivre des formations, qui donnent lieu à la délivrance de certificats de “capacitation”, ou pour obtenir des conseils. Pour les enfants, le NIDO propose aussi, en plus des cours de danse, de musique ou de théâtre, des séances de soutien scolaire deux à trois fois par semaine. Nous rencontrons l’un de ces élèves, fier de la réalisation d’un robot articulé et permis par l’acquisition d’une imprimante 3D par le SecHI.

 

 

L’une des activités du NIDO consiste également à organiser des ateliers “professionnels” qui accompagnent les entrepreneurs, pour les soutenir, les aider à développer des compétences de base dans le champ de leur métier (par exemple fixer un prix pour leurs produits à partir du prix de la matière première qu’ils utilisent), ou leur transmettre des notions de marketing afin d’apprendre à négocier avec des partenaires privés, les grands industriels. Sur place, on nous fait le récit d’exemples concrets de personnes qui ont suivi ces ateliers, qui ont été “mis en capacité”, formés, qui ont développés des aptitudes, les ont adoptées dans leurs pratiques quotidiennes, et les ont ensuite diffusées et multipliées dans le quartier. Ainsi, Ariana, une jeune femme de 22 ans qui a un enfant d’à peine 3 ans, aimait beaucoup venir suivre les ateliers, notamment un cours de cuisine, et ne savait pas comment en faire une activité. Elle devait aussi s’occuper de son fils et n’avait pas le temps de sortir pour trouver un travail, encore moins un avec des horaires aménagés et qui aurait été proche de sa maison. Aujourd’hui on peut la voir à un coin de rue, elle tient un Candy bar quand il y a des événements, et elle se porte très bien. Elle a même gagné un concours d’entrepreneurs, qui lui a permis d’acheter ses premières machines. Il est prévu qu’elle participe à une discussion sur l’entrepreneuriat, organisée au NIDO le vendredi suivant notre visite. Une “success story” qui illustre le potentiel des premières actions du SecHI dans ce quartier et les dynamiques qu’elles peuvent engendrer à une micro-échelle.

 

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