J’avais à faire du côté de la rue Buzenval. À la hauteur du croisement avec la rue de Terre-Neuve, je m’arrête, intrigué par le bruit d’un grommellement. Devant moi, un immeuble d’habitation, de ceux qu’on appelle « faubourien », qui donne à voir à hauteur de sa porte un permis de démolir. L’édifice est banal. Pas dans le sens péjoratif que l’on donne souvent aux constructions sans expressions particulières, mais humble, qui apporte à la rue sa simple présence, participe à sa continuité sans chercher à s’en différencier. Comme un écot au pot commun, parcelle d’une architecture plus large qui le dépasse, celle de la rue.

Devant la porte, un jeune homme distribuant des tracts s’escrime à y déposer un épais paquet dans la fente située en bas du vantail le plus large. L’exercice est difficile, la boite dégorge déjà d’une somme conséquente de lettres et magazines, mais le préposé aux prospectus se débat – je me suis toujours demandé s’ils étaient payés au nombre de tracts distribués…  Il essaye de farcir la boite comme on gaverait une oie. Je m’attends à ce qu’il comprenne que la congestion contre laquelle il s’escrime ne peut que signifier l’abandon de l’immeuble, donc l’inutilité totale de déposer quelques documents que ce soit. Un tract non lu est un tract mort, non ? Mais il insiste le bougre… définitivement ils doivent être payés au nombre de prospectus distribués.

Un « et merde ! » fuse, qui signal sa défaite. Le garçon, mis en boite, s’en retourne vaincu, enfourche son vélo et s’en va, résolu. Derrière lui, le panneau autorisant la démolition reflète un soleil au zénith. L’immeuble, à nouveau, se recouvre d’un silence de mort et d’un soleil de plomb.

La ville, en ce qu’elle ne cesse d’évoluer, est une immense orgie de démolitions. À chaque bouffée de croissance, un quartier laisse derrière lui une trainée de cellules mortes, de maçonneries détruites, envolées dans une contraction de poussière sous la candeur jaune du baiser des pelleteuses.

Immeubles qui ne servent plus, à rien, ni personne.

Frappé d’obsolescence. Inadaptés aux besoins du marché immobilier de ce Paris qui bouge, travail et s’amuse comme il respire, à coup de grandes goulées d’air, cet air qui irriguent les rues du vide des immeubles abattus.

Car il n’est point de résurrection sans préalable condamnation. Et condamnés ils le sont, affublés des panneaux autorisant leurs extinctions, anathème les excommuniant de toute urbanité.

Je regarde l’immeuble devant moi, qui n’est déjà plus là, en attente d’être évacué de tout. De la rue, de la ville, de notre mémoire même.

Pourra-t-’il même prétendre au statut de souvenir ? Il est à regretter. Il faut pleurer ce révolu. Ses espaces intérieurs ? déjà disparus. Ces pièces qui -j’imagine- ont accueilli tant de vies, de mouvement. Qui ont abrité des ébats que je ne connais pas, ceux de vos aménités comme de vos déchirements, il faut chérir leur mémoire, il faut même la nourrir, car elle est bien malingre cette réminiscence, cet animal rachitique, encagé au zoo de nos mélancolies. Elle est brave, aussi, cette mémoire-forteresse, dernier bastion à se dresser entre nous et la folie de l’oubli.

Nous pourrons alors de ces souvenirs faire des regrets, saisir l’empreinte de tous leurs détails, ceux de tous ces petits lieux, qui ne comptent pas, n’on jamais compté, jamais existé dans la sphère reconnue des morceaux d’utilités.

Puisque l’avenir des villes, en vérité, tient dans leurs démolitions, il nous faut accrocher aux cimaises de l’immortalité ces traces dissolues. Telle est la valeur absolue de ces choses de peu, de ces miettes de rien. Elles nous constituent.

Comment se rappeler de la ville ? Comment faire en sorte qu’elle entre dans le temple de notre communauté, le seul qui puisse nous faire prétendre à la postérité ?

Corps changeant, cette agglomération toute en mouvement de nouvelles constructions, de noyaux en devenir où pépins de maisons et immeubles-bourgeons croissent, s’adjoignent les uns aux autres, prospèrent, se font branche d’urbanité, se développent, sans cesse.

Il faut en calmer l’ardeur. Il faut réussir à faire entrer ce fauve de fugacité dans le creux sombre d’un cénotaphe, le faire s’allonger au sol terreux de la mémoire.

Faire dans le même temps la ville-mouvement et la ville-monument. En faire une statue, en extraire le gisant

Cultiver la ville, et dans le même temps, en aimer le regret.

Et pour s’en consoler, essayons – après le démolir – l’architecture du repentir*.

* Repentirs : Changement apporté à une œuvre pendant son exécution.