« Le train roule et continue de se frayer un chemin dans ma vie. Mais on pardonne beaucoup à un train. Parce que c’est un train. Contrairement à la voiture, le train passe par les coulisses du monde. Les belles maisons classées du quartier de la gare s’avèrent, en réalité, être des taudis. Mais ces ruines ne se voient que depuis la voie ferrée. Rien ne vous donnera une vue plus sincère de notre pays, que le train. Regardez nos jardinets, nos pigeonniers et nos cabanes. Admirez nos sous-vêtements qui sèchent dehors. Contemplez nos nains de jardin, nos céleris et nos poireaux, nos vérandas et nos barbecues maçonnés. Regardez dans les prairies comment les vaches font place à des monstres de briques, battis par des gens sans goût, avec la complicité des banques. Des monstres qui défigurent le paysage belge. Prenez le train, et regardez comment, immobiles le long des voies, le marbre et le granit s’ennuient sous la poussière, offrant une dernière demeure à nos morts. »

La merditude des choses. Felix Van Groeningen. 2009. D’après le roman éponyme de Dimitri Verhulst

Je ne suis donc pas seule à transporter dans mes bagages cette vision mélancolique et tellement sincère du paysage ferré. Chaque voyage en train est une occasion d’épier, de zieuter, de s’immiscer, de s’interroger… de comprendre le territoire, et plus encore d’imaginer ses habitants à travers de furtives séquences de ville.

Mais je ne suis pas aussi pessimiste. Ou plutôt je ferme les yeux sur les pavillons provençaux en pleine campagne lorraine. Je préfère flirter avec les cités ouvrières, les demeures sans prétention, les maisons abandonnées et parfois même les hôtels particuliers… ceux et celles-là mêmes qui, précisément, entretiennent un lien mystérieux et intime avec le ruban de fer qui les taille ou les effleure.

Au pied du talus, des jardinets précèdent le dessin modeste mais néanmoins vivant de « l’arrière » des demeures. Quand le chemin de fer s’installe en fleuve, les villas bourgeoises du centre-ville présentent fièrement leurs façades ordonnancées au voyageur qui entre en ville. D’épais murs sans fenêtres à la limite du tracé affichent encore des « Dubo Dubon Dubonnet » ou autres vielles réclames défraîchies, çà et là sur le parcours.

Le trajet offre non seulement une approche géographique, topographique et chronologique de l’architecture, mais avant tout une vision sincère et humaine, alors même que l’on n’aperçoit aucun habitant. La photographie illustre un échange instantané et frontal entre deux mondes parallèles, l’un immobile, l’autre filant. Il ne reste plus sur la pellicule que le flou de ces bâtisses, la vitesse du train, l’apparente vacuité de ces maisons fantômes, et pourtant, dedans…