Il y a une vingtaine d’années, dans le milieu des urbanistes, un concept nouveau fit fureur : celui de ville de l’hyper-choix.

Accompagnant le développement apparemment irrésistible de l’étalement urbain diffus baptisé ville émergente, il en venait à faire l’apologie de ce phénomène controversé, sous couvert d’en livrer l’explication.

Ainsi, l’analyse sociologique sous-tendant cette découverte mettait en exergue des enquêtes où, parmi d’autres réponses, une Brestoise habitant dans un lotissement périphérique expliquait qu’elle achetait son pain dans une boulangerie éloignée de son domicile parce qu’elle le trouvait meilleur que celui de son quartier, consultait son médecin (en qui elle avait confiance, disait-elle) à l’autre bout de la ville, son dentiste dans un autre village de l’agglomération, visitait ses meilleurs amis habitant un port excentré où se trouvait aussi son restaurant préféré, etc. – le tout dessinant une carte de ses fréquentations, de ses déplacements et de sa ville au bout du compte, fondée, non sur la contrainte imposée par la proximité, mais sur le système de ses propres choix, autant dire sur un hyper-choix rendu possible par le réseau routier connectant les fragments urbains épars autour du centre-ville.

Cette thèse justifiant une tendance lourde de l’époque, en se soumettant au fameux aphorisme hégélien selon lequel « tout ce qui est réel est rationnel », avait une fonction idéologique : celle de ringardiser, au nom de l’autorité des sciences humaines, les « vieilles idées » soixante-huitardes voyant dans la « ville compacte » (celle fondée sur la rue, l’îlot – fermé ou ouvert -, la place, le jardin) un modèle à remettre en faveur contre ses contempteurs « modernes » partisans, les uns de la Charte d’Athènes, les autres de la ville usonienne selon Frank Lloyd Wright.

A ceci près que, ce faisant, elle faisait bon marché, au nom de la liberté de choix d’un citadin réduit au pur consommateur, de contraintes autrement moins anodines, individuelles et collectives, supportées par tous. Soit, au premier chef, l’asservissement à la voiture que l’aveuglement de cette Brestoise et celui – autrement plus coupable, parce que délibéré, de ces urbanistes soucieux de poser aux novateurs paradoxaux – devant les crises énergétique et environnementale a rendu depuis insupportable.

Tant en termes financiers individuels (le coût des voitures, de leur assurance, de leur entretien, de leur carburant) puisqu’il est aujourd’hui démontré que l’éloignement des centres-villes, loin d’être un facteur de libération, emprisonne quantité de gens aux revenus modestes dans des périphéries mal desservies, ce qui les rend amers au point d’en faire des proies faciles pour les discours démagogiques et racistes de Marine Le Pen, qu’en termes citoyens : ceux que les urbanistes, les architectes et les politiques responsables, soucieux d’économies (de sols, d’infrastructures, de ressources énergétiques et aquifères, de pollutions, de paysages…) rassemblent aujourd’hui sous le qualificatif d’urbanisme durable – choix qui, pour peu qu’il ne se réduise pas à la notion fermée d’éco-quartier, apparaît, lui, comme un véritable vecteur de liberté.

Jean-Pierre Le Dantec est ingénieur ECP, architecte et historien. Ancien directeur de l’ENS d’architecture de Paris-la-Villette et du laboratoire « Architecture, milieux, paysages ».