Pour les amateurs de paysage urbain post-apocalyptique, Détroit est une destination de choix. Mais, si les ruines urbaines valent le voyage, ce sont les solutions alternatives développées par les habitants pour sortir la tête de l’eau qui justifient un séjour prolongé.

 

Vue depuis la Fisher Plant

 

Pour la petite histoire…

 

Avant de devenir le berceau de l’industrie automobile, la ville ne comptait que 265 000 habitants. L’installation de Ford, Big Three, General Motors, et Chrysler attire une telle main d’oeuvre qu’en 1950 Détroit passe la barre des 1,8 million d’habitants – devenant du même coup Motown (Motor Town).

 

General Motors Renaissance Center

 

Cependant, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les usines, gourmandes en espace, amorcent un déplacement en banlieue et dans d’autres régions. Les commerces suivent, puis les citoyens de classes aisées et ce sont majoritairement les communautés afro-américaines restées en ville qui subissent les conséquence de cette délocalisation.

 

En 2007, la bulle immobilière éclate et porte un coup fatal à la plupart des 700 000 résidents qui se retrouvent dans l’incapacité de rembourser leur crédit.
En 2013, ayant cumulé une dette de près de 18 milliards de dollars, Détroit devient la première grande ville américaine à se déclarer en faillite. Les projecteurs médiatiques se braquent sur l’agglomération qui devient dans l’imaginaire collectif une succession d’usines abandonnées, de magasins barricadés, de maisons en ruine.

 

Mais on ne peut résumer Motown à cette image de ville fantôme et un tour à vélo d’une petite portion de l’agglomération permet d’en apprécier les différentes facettes. « Petite portion », car il faut avoir à l’esprit que Détroit s’étend sur un territoire trois fois plus vaste que celui de San Francisco.

 

Des investissements stratégiques

 

Il y a d’abord le secteur qui bénéficie du soutien d’investisseurs opportunistes qui parient sur le futur de la ville.

 

On débute la ballade par le centre-ville – le Downtown – avec son quartier d’affaires aux immeubles Art déco, son métro aérien – le people mover – mais aussi ses stades géants : l’un pour le baseball, un autre pour le football et bientôt un troisième pour le hockey.

 

Downtown Detroit

 

Dowtown Detroit

 

En empruntant les berges aménagées de la Detroit River puis la Dequindre Cut Greenway, ancienne ligne de chemin de fer reconvertie en piste cyclable verdoyante, on arrive sur le dynamique Eastern Market, l’un des plus vieux marché d’Amérique du Nord.

 

Le bord de l'eau

 

Eastern Market

 

En donnant quelques coups de pédale supplémentaires vers le nord du Downtown, on accède au Midtown, un quartier aux usages mixtes avec une université, des restaurants, des musées et de nouveaux lotissements.
Il y a encore 5 ans, on vous aurait déconseillé de vous y promener le soir. Aujourd’hui, de nombreux commerces ouvrent leurs portes et une ligne de tramway électrique desservira le quartier dès 2017.
Ce boom a également attiré les starts-ups spécialisées en nouvelles technologies et les espaces de co-working fleurissent.

 

En en restant à l’exploration de ces quartiers, on se dit que Détroit s’est relevée.
Mais il suffit de sortir des limites du trio Downtown-EasternMarket-Midtown pour apercevoir l’autre visage de Détroit.
À une rue près, les friches industrielles et les maisons inhabitées sont encore bien d’actualité.

 

Ébullition dans les friches

 

Entre deux bâtiments au bord de l’effondrement, jardins communautaires et fresques murales colorées attirent la curiosité de celui qui s’aventure dans les quartiers périphériques.
Au lieu d’attendre que la municipalité s’occupe de leur sort, les détroitiens se retroussent les manches et cette effervescence n’est pas sans conséquence sur le paysage.
On a vite fait de parquer son vélo pour s’entretenir avec les citoyens pro-actifs qui font de la débrouille un art de vivre.

 

Murale dans le North End

 

 

Jerry Hebron Jerry Hebron (crédits photo Nick Hagen)[/caption]

Dans le North End, où 83% de la population est afro-américaine, Jerry Hebron vous fera volontiers faire un tour de la Oakland Avenue Urban Farm.
Il y a 8 ans, le lancement d’un jardin communautaire était un réel acte de survie dans un quartier où lieux de travail et commerces avaient disparus. Aujourd’hui, la ferme s’étend sur 2 hectares.

 

« On ne fait pas que distribuer gratuitement des fruits et légumes aux plus démunis. On vend la majorité de notre production en organisant notre propre marché, on dispense des cours d’agriculture biologique, on soutient des start-ups en alimentation. Et, depuis peu, on offre même un espace d’exposition aux artistes locaux. » explique Jerry.
« La ferme est un filet de sécurité essentiel pour de nombreux résidents. » ajoute-elle.

 

Oakland Avenue Urban Farm

 

Français, architecte designer et co-fondateur de Akoaki, Jean-Louis Fargues a élu Détroit comme terre d’adoption.
Il fait partie de la communauté qui gravite autour de la Oakland Avenue Urban Farm, et participe au développement des plans d’aménagement de la ferme, mais il travaille plus largement à une revitalisation durable et adaptée du quartier.

 

La municipalité envisage un avenir résidentiel pour le North End. Proche de l’animation du Midtown et avec la future ligne du tramway à sa porte, le quartier fera un dortoir idéal pour les travailleurs.
« Les urbanistes municipaux appliquent un modèle classique de développement. » déplore Jean-Louis.

 

« Ils ne tiennent pas compte du potentiel culturel et artistique du quartier : le North End, c’est le berceau d’Aretha Franklin, de Diana Ross et de la classe moyenne de l’industrie musicale afro-américaine. De nombreux mouvements musicaux y ont vu le jour, du funk au rhythm’n’blues. »
« Ils oublient également la plus-value apportée par les espaces verts créés par les friches. Ils font table rase, comme s’il ne s’y passait rien. Or le North End est loin d’être un territoire fantôme. »

 

Co-fondateur du collectif O.N.E. Mile Project, Jean-Louis participe au réaménagement d’espaces vacants pour en faire des lieux propices à la diffusion musicale. Le O.N.E. Mile Garage accueille ainsi de nombreux concerts et est la maison mere de la Mothership, une cabine DJ mobile – que vous aurez peut être la chance d’apercevoir à la prochaine biennale de Saint-Étienne.

 

La Mothership, cabine DJ mobile du O.N.E. Mile Project

 

Pour contrer le « nettoyage culturel » planifié par la ville, Jean-Louis et d’autres riverains engagés souhaitent sécuriser les activités artistiques et agricoles.

S’inspirant notamment de l’éco-tourisme à la française et du développement urbanistique alternatif observé à Nantes, leur stratégie est de rendre les micro-business locaux autonomes financièrement et de tirer profit de la venue de touristes qui visitent la ferme.
« Aujourd’hui les visiteurs ne s’attardent pas. Ils n’ont nul part où prendre un café, se restaurer ou loger ici. Alors ils retournent dans des hôtels et restaurants du centre-ville. » observe Jean-Louis.
De façon très concrète, et avec l’aide de philanthropes, la communauté de la Oakland Avenue Urban Farm a entrepris d’acquérir les terrains de la ferme et des alentours lors de vente aux enchères des terrains abandonnés organisée chaque année par la municipalité.
« Nous détenons désormais 45% des terrains et nous présenterons sous peu à la ville un programme de revitalisation pour chacune des maisons et parcelles. » explique Jean-Louis.

 

 

Phillip Cooley Phillip Cooley[/caption]

Non loin de là, à l’ouest du centre ville, tout le monde connait Phillip Cooley, figure de proue de l’entrepreneuriat social de Corktown.

 

Plutôt que d’investir les bénéfices générés par ses deux restaurants à succès dans un bien privé, Phillip a acheté un espace de 2 800 m2 pour 100 000 $ afin d’en faire bénéficier sa communauté. De nombreux Détroitiens ont mis la main à la pâte pour réhabiliter l’édifice. L’espace – baptisé Ponyride – est désormais loué à des entrepreneurs pour une somme dérisoire  :  2,7 $/m2.

 

Ponyride est un espace de co-working d’un nouveau genre, réunissant sous le même toit artisans, organisations communautaires, professionnels en technologie et artistes. Pour accéder à l’espace de travail installé au deuxième étage, on traverse une salle de danse, une scierie, une joaillerie et un espace de couture!

 

Selon Phillip, Détroit est le terrain d’expérimentation idéal pour un tel espace « parce qu’on a historiquement été obligés de travailler ensemble par manque d’argent, on le fait désormais naturellement. »
La raison d’être de Ponyride est d’offrir un lieu propice à une collaboration entre différentes sphères entrepreneuriales. Un espace où les résidents sont invités à échanger outils, ressources et compétences.
Ainsi, travaillant au même étage, les membres de Detroit is the New Black, Lazlo, et Qualia Vector Lab ont développés ensemble des vêtements et des accessoires.

 

Ponyride

 

Exemples de collaborations Ponyride

 

 
Amy Kaherl Amy Kaherl[/caption]

Parmi les résidents de l’espace, il y a aussi Amy Kaherl, une autre leadeuse détroitienne connue pour être la fondatrice de Detroit SOUP.

 

Detroit SOUP, c’est l’organisation depuis 2010 de 144 dîners dédiés à la promotion et au soutien d’initiatives locales par un financement participatif.

 

Le principe est simple: un 5$ minimum à l’entrée vous donne accès à un repas et à un droit de vote. Quatre projets sont présentés à chaque dîner. Il peut s’agir de projets à caractère social, culturel, éducatif, environnemental… Le seul critère établi est qu’ils doivent servir la communauté.

« Nous essayons d’être le plus inclusif possible afin de donner à chacun l’occasion de proposer son idée. » explique Amy.

 

Dîner Détroit SOUP

 

Dîner Detroit SOUP

 

Va-t-on voter pour Michael, membre de Seven Mile Music qui souhaite offrir des cours de musique et des ateliers d’art gratuits, pour Desirae dont l’objectif est d’ouvrir des bibliothèques jeunesses à travers Détroit, ou bien pour Emily qui veut développer un verger urbain?
Le candidat qui obtient le plus de votes repart avec la cagnotte.
Les sommes récoltées vont de 300 à 900 $ pour un dîner organisé à l’échelle d’un quartier et jusqu’à 1 900 $ pour le dîner à l’échelle de la ville, ce qui n’est pas négligeable pour ces initiatives.

 

Mais Amy souligne « Detroit SOUP, ce n’est pas qu’une question d’argent. C’est surtout l’opportunité de partager son projet, de l’enrichir grâce aux autres résidents et de mettre en place de nouvelles connexions. »

 

Le concept s’est déjà exporté dans plus de 120 villes: au Royaume-Uni, dans certaines villes d’Afrique et même à Kathmandu!
« En seulement 8 mois, 75 villes ont lancé leur dîner. La plupart nous ont demandé des conseils. On a été un peu dépassé. » confie Amy. Depuis, Detroit SOUP a développé un guide à l’attention des communautés souhaitant organiser leurs propres dîners.

 

S’attarder dans les quartiers périphériques de Détroit, c’est repartir inspiré!
La ville expérimente, les visionnaires s’activent et les solutions s’exportent à d’autres communautés désireuses elles-aussi de redynamiser leur cadre de vie, tout en le façonnant à leur image.