Le constat d’une ville genrée
Les études sur la ville sous le prisme du rapport femmes-hommes sont multiples et sont unanimes sur un point : l’espace urbain est genré. À tous les niveaux, que ce soit dans son dess(e)in, dans sa fabrication, dans sa réception comme dans ses usages, la ville est favorable aux hommes. « Toutes les études démontrent que la ville appartient bien plus aux hommes qu’aux femmes. Que ce soit au niveau de la propriété que dans les usages. » insiste Stéphanie Dadour, maîtresse de conférences et chercheuse à l’ENSA Paris-Malaquais que nous avons interrogé pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la fabrique urbaine, en matière de genre.
La ville faite pour les hommes… car propriété des hommes
Depuis des siècles, c’est principalement le masculin qui a dessiné la ville, les métiers de l’aménagement étant durant des siècles occupés et dominés par des hommes. Pourtant, quotidiennement, ce sont des habitantes et des habitants qui la pratiquent.
Pour mieux saisir les dynamiques à l’œuvre dans la production de la ville genrée, il est donc nécessaire d’étudier les rapports de domination/pouvoir existants, notamment ceux entre hommes et femmes dans ce milieu. Dans l’imaginaire collectif, les architectes et urbanistes sont encore principalement des hommes. Les trajectoires professionnelles des femmes font face à des inégalités et des discriminations. Un constat qui pèse encore aujourd’hui sur leur parcours au sein de ces domaines d’expertise qui sont le fruit d’une longue histoire genrée.
Une entrée tardive des femmes dans les agences d’architecture
Les femmes ont été éloignées de la formation académique jusqu’au début du XIXe siècle, époque à laquelle la profession d’architecte a admis les premières femmes, puis 1968, moment à partir duquel les écoles se sont ouvertes à elles. Pourtant, cela ne voulait pas dire qu’aucune femme ne participait à la fabrique urbaine, mais ces dernières étaient peu visibles. « L’histoire telle qu’on la connaît aujourd’hui valorise des hommes architectes et invisibilise des femmes qui ont fait de l’architecture ou qui y ont collaboré de près. En effet, beaucoup de femmes qui n’avaient pas le titre ou le diplôme d’architecte ont aussi participé au processus de conception, voire même construit. Habituées à leurs statuts subalternes, elles n’ont pas revendiqué leur rôle central » nous explique Stéphanie Dadour.
L’entrée massive des femmes dans le domaine de l’architecture s’est effectuée à partir de 1968. Pourtant, comme le souligne Stéphanie Dadour, les conditions de travail en agence d’architecture les ont longtemps éloigné de certains postes dans la conception : « Plutôt que de travailler dans des agences d’architecture, les femmes ont davantage opté pour le travail dans ce qu’on appelle les métiers de l’architecture, par exemple les collectivités territoriales, le salariat, en tant que fonctionnaires, pour des raisons simples : des horaires de travail fixes plus adaptés au rôle de « reproduction » de la femme au sens donné par Federici , des salaires stables et des rapports hiérarchiques plus clairs que dans les agences d’architecture. » Aujourd’hui encore, si elles représentent 40 % des diplômées des écoles d’architecture d’Europe, elles ne sont pourtant que très peu à diriger leur agence. De nombreuses inégalités professionnelles persistent en matière de revenus, notamment avec la difficulté d’accès à la commande qui permet de se rémunérer. Elles font aussi face à une certaine précarité professionnelle plus prononcée, et souffrent d’un manque de visibilité et de reconnaissance.
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Un tournant dans les années 2010
« En France, la question du genre en architecture, en urbanisme et en paysage a, me semble-t-il été marquée par et grâce au mouvement MeToo. Étant enseignante, là où je vois cette prise de conscience, c’est bien sûr parmi les étudiantes et les étudiants qui s’intéressent à ces sujets dans un nombre croissant de projets, de mémoires et de thèses, mais aussi auprès des enseignant.es et du Ministère de la Culture qui n’a plus le choix que de s’en emparer. Ces questions ont suscité la formation de groupes de réflexion au sein de ces milieux afin de réellement faire bouger les lignes » souligne Stéphanie Dadour.
Les questions d’égalité des genres dans le domaine de l’architecture se sont effectivement institutionnalisées au début des années 2010, dans un certain nombre de pays. Des acteurs tels que l’Organisation des Nations Unies, puis l’Union européenne, ont participé à mettre sur le devant de la scène ces problématiques sociétales ancrées, en particulier avec des politiques de “gender mainstreaming”. Ces dernières désignent en effet une approche intégrée de l’égalité entre femmes et hommes, et prennent la forme d’une charte des bonnes pratiques pour créer des villes plus égalitaires.
La parité ne règle pas tout
En France, comme dans plusieurs pays, les professions d’architecte, d’urbaniste et de paysagiste franchissent un seuil historique, du point de vue de leur féminisation. Néanmoins, la parité numérique en ce qui concerne l’obtention des diplômes ne signifie pas l’égalité des chances professionnelles entre hommes et femmes. Comme le rappelle Stéphanie Dadour « la parité est fondamentale dans toute organisation, mais il ne faut pas croire qu’elle va tout résoudre. La parité n’empêche pas les rapports de pouvoir. Pour moi, il est essentiel d’une part de se diriger vers une perspective intersectionnelle, la plus inclusive possible, prenant en compte le plus possible des expériences diverses. De l’autre, ne pas oublier la dimension critique des pensées féministes. »
Alors même si les mondes professionnels de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage sont marqués ces dernières années par des avancées certaines dans la féminisation et dans la prise en compte de la question du genre au sein des projets urbains conçus, l’égalité ne semble pas encore atteinte. Pour produire des villes inclusives, la fabrique de la ville nécessite plus que jamais d’être exemplaire sur les questions de genre, surtout concernant la représentation féminine, et plus d’inclusivité, au sein des métiers ou au sein des processus décisionnaires.
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