La vidéo pour appréhender l’espace urbain
Aujourd’hui, il est plus courant d’appréhender l’espace d’un projet urbain selon ses qualités spatiales et fonctionnelles que sous un angle sensible par l’analyse de son ambiance et de ses temporalités. Pourtant, s’intéresser à la dimension sensorielle des lieux est un travail qui, en amont, se révèle être essentiel pour la construction qualitative de nos villes. Ainsi, la compréhension des urbanités, des interactions sociales, des usages et de la perception peut être la clé de la réussite d’un projet urbain.
Pour retranscrire ces ambiances, quel meilleur moyen que le médium filmique ? Avec son grand atout : le couplage du visuel au sonore, il permet de mobiliser deux de nos sens (l’ouïe et la vue) pour complètement saisir notre attention en tant que spectateur. Cependant, l’outil n’étant évidemment pas magique, il ne permet pas d’attester de façon automatique la réalité filmée. Mais il reste une manière efficace de représenter les usages, les pratiques et la tonalité de l’espace filmé pour en dresser un premier portrait. Pour les concepteurs, il peut servir de base pour réfléchir de façon simultanée à la configuration de l’espace et de ses pratiques. Ainsi, il est possible d’avoir recours au film pour appréhender sensiblement le paysage urbain contemporain et concevoir de manière partagée la ville de demain. Comme une alternative aux documents classiques habituellement délivrés, les films seront peut-être amenés à devenir la norme et les futurs supports de débats de la fabrique urbaine, permettant ainsi d’instaurer un dialogue entre acteurs sur une base commune et sensible pour réfléchir au devenir urbain.
Les cinéastes au service de la fabrique urbaine
Conscients de ces avantages, nombreux sont les réalisateurs et sociologues qui se sont employés à filmer l’environnement de grandes villes pour donner à voir le quotidien et les pratiques de ses usagers. Pour n’en citer qu’un, André Sauvage, célèbre cinéaste, réalisateur et écrivain français de l’entre-guerre, a réalisé en 1928 “Études sur Paris”. Classé en général avec les avant-gardes, le réalisateur nous laisse avec ce film un ensemble de vues sur les rues, avenues, boulevards, places, canaux et quais qui permet de saisir comment s’organisait ces espaces entre usages et mobilités à Paris. Comme des “miniatures urbaines”, les prises, souvent centrées et minimalistes, n’ont pas pour but la démonstration didactique, mais surtout la mise en lumière des phénomènes et des éléments qui se produisent dans l’espace urbain : un mouvement de véhicule, un effet de lumière, une file, un rituel de la vie quotidienne… Finalement, le film est une véritable ethnographie urbaine par l’image qui documente le quotidien urbain du Paris des années 1920. Il révèle, par méthode de prélèvement, des urbanités que nous n’avons pas l’habitude de voir et nous permet, à la suite du visionnage, d’être plus sensible et attentif à notre expérience urbaine et à notre rapport à la ville.
Réaliser un film, c’est aussi l’occasion d’appliquer des méthodes et pratiques d’appréhension de l’espace. Sur ce point, Sauvage a emprunté aux urbanistes la méthode des traversées de Paris : trois transects remarquables, l’un du Nord au Sud, un autre le long de la petite ceinture et un dernier le long de la Seine. A chaque traversée, sa singularité. Se situant entre la coupe et le parcours sensible, cette méthode met en avant les différences de manifestations urbaines selon la localisation, révélant ainsi l’identité réelle des lieux.
Outre l’intérêt technique et sensible qu’offre cette production, elle nous enseigne les pratiques de l’époque. Sous cet angle, le film devient alors un moyen de transmission de connaissances sur lequel nous pouvons nous appuyer pour construire l’avenir. À ce titre, “Études sur Paris” nous décrit activement les mobilités de cette époque et nous offre ainsi l’occasion de remettre en questionnement nos mobilités actuelles. Et si la mobilité d’hier avait déjà tous les attributs et les qualités que nous projetons aujourd’hui pour nos espaces métropolitains de demain ? Au fur et à mesure de l’avancée du film, nous remarquons cette marche urbaine omniprésente, ces moyens de locomotion variés, ces espaces de partage de voirie entre les voitures, les cyclistes et les piétons sans délimitation stricte au sol : ne serait-ce pas l’idéal de nos villes de demain ? À l’heure où se construit le Grand Paris, pourquoi ne pas utiliser le film comme un point d’appui majeur pour discuter des espaces publics et de mobilité du futur Paris ?
Film façonnant, ville façonnée
A l’instar des films qui peuvent être les racines d’un projet urbain, la production et la culture du cinéma peuvent elles aussi être facteurs de changement et de façonnement urbain. Pour ne pas uniquement citer les quartiers les plus censément connus dans la sphère cinématographique, comme Hollywood ou Bollywood, penchons nous sur notre exemple français : le quartier Monplaisir à Lyon. Si la notoriété du quartier n’égale pas celle des plus grands, son importance historique cependant n’en est pas moindre puisque c’est à Lyon que plusieurs des grandes inventions du cinéma ont vu le jour.
Les frères Lumière, Auguste et Louis, sont les deux ingénieurs et industriels français qui ont transformé le monde du cinéma et de la photographie avec plus de 170 inventions brevetées. En 1881, Louis Lumière va notamment mettre au point l’étiquette bleue, des plaques photographiques sèches instantanées prêtes à l’emploi, qui vont alors devenir le point de départ d’une grande entreprise.
Le quartier de Monplaisir, autrefois terre d’accueil des industries en tout genre, va connaître un nouveau souffle avec l’implantation des productions Lumière, notamment destinées à fabriquer ces fameuses plaques photographiques. Au fur et à mesure, l’empire va croître et son activité s’étendre, au même rythme que son emprise dans le quartier : 30 000 m2 de terrain et plus de 900 employés au début du XXème siècle. Pour être au plus près de la production, la famille va venir s’installer contre les usines : “la villa jumelle”, comme on la nomme, demeure des deux frères et le “Château Lumière”, propriété d’Antoine Lumière, père de Louis et Auguste.
L’entreprise Lumière sera le cœur actif de cette “petite ville en pleine sortie de terre” et va impulser, mais aussi forger et construire l’identité du quartier autour du cinéma. En plus d’accueillir des usines de production de matériel, Monplaisir deviendra un haut lieu du grand écran aussi grâce au Hangar du Premier-film, lieu de tournage et de projection filmique. Pour la première fois, en 1895, Louis Lumière va poser sa caméra face au hangar, devant le portail de l’usine, là où sortent les ouvriers et ouvrières, pour y filmer ce qu’il s’y passe. Le film Sortie d’Usine devient ainsi le premier film Lumière et le hangar, le premier décor de l’histoire du cinéma. Un événement qui sera l’occasion d’organiser la première séance publique payante de projection filmique, rendue possible grâce à l’invention encore toute récente de Louis Lumière : le cinématographe.
Vous l’aurez compris, ces lieux ont joué un rôle majeur et portent en eux les premières traces historiques du cinéma. De précieuses mémoires qui sont aujourd’hui mises en avant par le nom des voiries et des bouches de métro, mais aussi par le musée qui fait actuellement la renommée mondiale du quartier. Un patrimoine qui fut sauvé in extremis de la destruction dans les années 1980, grâce aux passionnés du cinéma qui se sont mobilisés pour la préservation de cet héritage. Maintenant inscrit monument historique, le hangar forme avec le musée, la salle de cinéma, le parc, le bar/café et la libraire spécialisée, une réelle unité urbanistique et historique indissociable qui commémore les frères Lumière et les débuts du cinéma.
Que ce soit par le film en lui-même ou par les lieux de production et de tournage, le cinéma façonne nos territoires. Utilisé comme un moyen de comprendre l’espace et de construire l’avenir, le film permet d’impulser de nouvelles dynamiques et de créer l’identité des lieux.
Photo de couverture : ©Getty