Le monde du travail s’empare de la nuit, le couvre-feu ne nous force plus à rester enfermé à domicile et les commerces offrent aux usagers des services sans discontinuer, à chaque heure et à chaque jour de l’année. Cette extension d’usages diurnes dans le monde nocturne ne risquerait-elle pas d’affecter la perception que l’on a de la nuit et surtout, d’affecter sa poésie ?
La nuit est source de vices et surtout de poésie et de fantasmes
Naturellement, la nuit est utilisée par l’humain pour se reposer, pour dormir avant l’arrivée du jour et des activités qui l’accompagnent. Lorsque le soleil se couche derrière les bâtiments de la ville, les ombres deviennent maîtresses de nos rues et toute la ville s’endort dans l’enveloppe ombrageuse qui l’assaille. À ce moment, l’occasion est donc la bonne pour les derniers éveillés de se plonger dans quelques heures de vices, cachés dans les recoins épargnés par les candélabres fébriles disséminés ça et là. Entre deux groupes de fêtards qui profitent de l’espace-temps nocturne pour s’adonner à de tumultueuses aventures, la consommation de substances enivrantes et stupéfiantes se dévoile avec une désinvolture et une liberté certaines. Bref, la ville nocturne révèle un tout autre visage que ce qui l’anime en journée, et tout cela semble normal.
Mais la nuit n’apporte pas qu’un voile ombragé sur la ville. C’est aussi à ce moment que l’on se permet de refaire le monde, de se plonger dans des réflexions presque philosophiques sur ce qui constitue notre environnement. Le calme de la nuit invite les insomniaques à se perdre dans leurs rêves et leurs pensées, si ce n’est directement dans la poésie de la ville qui dort. À l’image de Robert de Niro dans Taxi Driver, la nuit apporte cette dimension qui autorise l’évasion, la découverte, l’expérimentation de la cité et de soi-même.
La poétique de la nuit s’amenuise au profit des rythmes du jour
Mais de plus en plus couramment, une nouvelle dynamique s’empare du monde nocturne de nos villes. L’apparition récente d’une grande enseigne commerçante ouverte 24h/24h à Paris sonne avec plus de fermeté l’arrivée en France d’un usage de la nuit qui se transforme. Déjà, la télévision et la radio diffusaient leurs programmes à toute heure… il s’agissait d’un premier indice ; celui qui indique que le jour continue de déborder sur la nuit, de la submerger alors même que le soleil est déjà couché depuis plusieurs heures.
En fait, nous constatons que les usages urbains habituellement diurnes se répandent dans la nuit et que l’on applique à cette dernière ce que les sociétés ont appris à vivre en journée, sans pour autant prendre en considération l’identité de la nuit, sa poétique et ce qui la rend par conséquent si… nocturne.
Mais l’obscurité de la ville, ce qui l’accompagne et qui en crée le charme devrait au contraire pouvoir continuer à s’exprimer. Alors certes, c’est certainement pratique et rassurant de savoir qu’un supermarché pourra être ouvert non-stop à proximité de chez soi. Mais n’est-ce pas là le risque que la nuit perde alors tout son charme ? Si l’on efface la frontière entre le jour et la nuit, si l’on gomme ce partage entre les deux visages de la ville à la Dr Jekyll et Mr Hyde, que devient ce défi palpitant de devoir s’organiser pour éviter les frais excessifs de certaines supérettes ? Que devient la quête obscure de la recherche même d’un établissement encore ouvert ? Que devient même, surtout, le plaisir de flâner tranquillement entre les rues désertées du monde nocturne ?
Penser l’urbanisme de nuit en ne prenant en considération que les enjeux qui animent les jours, sans laisser s’exprimer la poésie de la nuit semble donc constituer un réel danger que les aménageurs doivent bien assimiler dans le cadre de leurs différents projets.
Revaloriser la ville nocturne en préservant sa beauté et sa magie
Toutefois, on ne peut pas reprocher aux commerces ouvert 24h d’apporter leur dose de dynamisme au cœur de nos centres-villes : c’est le signe que ce dernier palpite encore et la promesse d’un rare établissement ouvert concentrera les foules à toutes les heures de la journée et de la nuit. Mais comme nous le disions auparavant, la nuit est un univers à part. C’est la raison pour laquelle la conception des espaces publics et des lieux de vie du quotidiens doivent intégrer des réflexions qui dépassent les méthodes habituelles d’un urbanisme pensé pour le jour.
L’idée est en fait de construire une nouvelle dynamique à la nuit qui puisse la revaloriser, sans pour autant en dénaturer l’identité. Il s’agit également de la rendre plus accessible par l’ensemble de ses utilisateurs, moins dangereuse mais en lui laissant une part suffisante de magie, d’obscurité et de mystère. Il s’agit surtout d’offrir une nouvelle face de la ville à tous ses acteurs, de la cultiver dans son jus en respectant les besoins de chacun. Par un travail de réflexions collectives comme avec les « Conseils de la Nuit », par l’apport d’une pensée orientée vers une vitalité nocturne, qui doit être différenciée du dynamisme diurne, alors les espaces publics nocturnes pourront conserver leur charme, dont tous les citadins pourront bénéficier.
Par un travail d’éclairage enfin, par des planifications de lumières respectant l’âme de la nuit et les besoins des habitants, les détails architecturaux, invisibles de jour, pourront être révélés sous leur plus beau profil et la ville se faire encore plus belle jusqu’à l’arrivée des premiers rayons du soleil !