État des lieux non-exhaustif de la (non) parité femme-homme dans le secteur de l’architecture
S’il y a un point commun qui rassemble de nombreuses branches professionnelles aujourd’hui en France, c’est bien celui de l’inégalité des conditions et des opportunités de travail entre les femmes et les hommes. Dans les divers métiers qui composent la fabrique urbaine, du secteur de la conception à celui de la construction, la fonction d’architecte n’échappe pas à ce pénible constat.
Dès la période de formation des futurs architectes qui participeront demain à la transformation de nos territoires, le sujet de la parité se pose dans le corps enseignant. Largement majoritaires, près de 70% des enseignants-chercheurs des ENSA (École Nationale Supérieure d’Architecture) sont des hommes. Et bien que leur évaluation soit complexe, il est probable que cela engendre des impacts directs comme indirects sur les positionnements et les futurs ouvrages des étudiants. De plus, au sein de ces écoles, il arrive fréquemment qu’une majorité des femmes supervisent les cours magistraux, dans les domaines des sciences humaines et sociales, de la sociologie ou l’histoire de l’architecture alors qu’une majorité d’hommes sont chargés de mener les cours pratiques, techniques, dédiés aux projets. Une division entre savoirs universitaires et compétences professionnelles peu salutaire pour la discipline.
Cette représentation majoritairement masculine peine à se renouveler, comme l’a démontré la regrettée Isabelle Grudet, ancienne membre active du collectif Architoo composé d’enseignantes et enseignants d’écoles d’architecture et de paysage, qui estimait à 2052 l’atteinte de la parité. Des données à retrouver dans l’étude sur les dynamiques de genre dans l’architecture présentée lors de la journée annuelle de l’observatoire de l’économie de l’architecture en 2023.
Plus facilement quantifiables, les différences de revenus sont également importantes. Préoccupé par cet enjeu de taille que représentent les inégalités salariales, et plus globalement la place des femmes dans de la profession, le Conseil National de l’Ordre des Architectes dresse un portrait démographique et économique de l’architecture dans sa production “Archigraphie 2020”. Issu d’une enquête spécifique conduite par le CREDOC, cet observatoire analyse, entre autres, l’évolution des revenus moyens des professionnels libéraux exerçant dans le champ de l’architecture, en euros et par sexe, entre 2002 et 2018. Ainsi, le salaire moyen féminin s’établissait en 2018 à 33 300€, soit 40% de moins que le salaire moyen masculin.
Des inégalités qui se prolongent jusqu’en fin de carrière. Ces mêmes professionnels libéraux recevaient en 2019 une pension médiane de retraite de 4 182 euros pour les femmes et 13 453 euros pour les hommes, selon les données du CIPAV.
La féminisation du métier
Pourtant, malgré ces statistiques alarmantes et ces disparités particulièrement nombreuses et plurielles, on entend régulièrement parler de la féminisation de la profession. (lire l’article paru en 2021 « Les femmes dans la fabrique urbaine, où en somme nous ? ») En effet, contrairement aux logiques en cours dans le corps enseignant, la parité entre étudiantes et étudiants en école d’architecture a été atteinte il y a plus de 20 ans, et a même été dépassée puisqu’elles représentaient près de 60% des élèves en 2007.
De même, la représentation des femmes dans les personnes inscrites à l’Ordre a évolué pour doubler en passant de 16,6% en 2000 à 32,3% en 2021. Une augmentation qui touche notamment la tranche d’âge des moins de 35 ans et une parité estimée cette fois-ci à l’horizon 2040. La situation évolue, certes, heureusement, mais elle évolue tout de même lentement comme le rappelle Maryse Quinton dans son article “Profession architecte : quelle place pour les femmes ?” paru le 3 janvier 2022 dans lequel elle écrit “La question de savoir s’il existe des femmes architectes n’a plus lieu d’être, bien que le métier se soit féminisé plus tardivement que l’ensemble des professions libérales”.
Et surtout, cette féminisation du métier ne doit pas s’arrêter, comme c’est en partie le cas aujourd’hui, aux études ou aux premières années de vie active. Il apparaît urgent de se questionner sur les raisons qui entraînent une présence encore trop restreinte des femmes vers les pratiques réglementées et au sein des agences reconnues d’architecture. Différents collectifs émergent ainsi depuis quelques années pour accompagner cette prise de conscience globale auprès des professionnels et du grand public. Parmi eux, le mouvement MoMoWo, le collectif Architoo, le Mouvement pour l’Équité dans la Maîtrise d’œuvre (Mémo) ou encore l’Association sur laRecherche sur la Ville et l’Habitat (ARVHA) se mobilisent, à leur échelle, pour opérer un changement systémique quant aux inégalités actuelles.
Où sont les femmes récompensées ?
Parmi leurs multiples actions et engagements se trouve la question des prix qui célèbrent la qualité des travaux et des ouvrages portés par des femmes. En 2019, un appel à communications avait été lancé afin de réunir diverses contributions sur la thématique “Dynamiques de genre et métiers de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage”. Le constat étant le suivant : “la parité numérique ne signifie pas l’égalité des chances professionnelles entre hommes et femmes” et les inégalités concernent tout autant “leurs revenus, leurs difficultés d’accès à la commande rémunératrice et leur précarité professionnelle, que leur visibilité et leur reconnaissance”.
C’est un fait, les femmes sont particulièrement absentes des espaces de consécration. Parmi les grandes distinctions on peut notamment citer le prestigieux Pritzker Prize qui a récompensé, depuis sa création en 1979, 48 hommes et 6 femmes (Zaha Hadid, Kazuyo Sejima, Carme Pigem, Yvonne Farrell, Shelley McNamara, Anne Lacaton) dont 3 co-récipiendaires avec un partenaire masculin. Il est ainsi commun que les prix comme les directions d’agences, quand ils ne sont pas exclusivement détenus par des hommes, soient mixtes.
Cela reflète-t-il un potentiel besoin, perpétué par notre société, de légitimer la présence et la réussite des femmes par celles des hommes ? On peut, à juste titre, se poser la question. Abordant ce sujet, l’épisode 3 de la série dédiée à Odile Decq, nommé “Où sont les femmes en architecture ?”, diffusé sur France Culture en 2019, mentionne par ailleurs la pétition qui avait circulé 10 ans auparavant et qui revendiquait l’accès au Pritzker Prize à l’américaine Denise Scott Brown. Son mari et associé l’ayant reçu, seul, en 1991.
Le grand prix national de l’architecture, lui aussi, peine à célébrer, de manière équitable, les architectes. En près de 30 ans d’activité, seulement 2 femmes, Anne Lacaton en 2008 et Myrto Vitart en 2016, co-récipiendaires avec un partenaire masculin, l’ont reçu. Mais celui qui a dernièrement marqué le plus les consciences et fait réagir un bon nombre de personnes quant au manque de parité est certainement l’édition 2020 des Albums des Jeunes Architectes et Paysagistes. Créés en 1980, les AJAP sont consacrés à détecter de jeunes talents (moins de 35 ans) afin de les distinguer et les faire connaître en France et dans le reste du monde.
Contrairement à la catégorie paysagiste qui a récompensé 4 agences et 7 personnalités dont 4 femmes, la catégorie architecte a quant à elle désigné 15 agences composées de 25 personnalités dont 2 femmes. Léa Casteigt et Camille Ricard représentaient donc 8% des lauréats. Un chiffre problématique quand on sait que ce type de concours participe à rendre visibles les jeunes architectes et, de fait, à activer la viabilité puis la longévité de leurs agences. Les éditions précédentes étaient, cependant, légèrement plus équilibrées et l’édition 2023 a fait l’objet de modifications de règles afin de répondre, partiellement, à la polémique.
Quel avenir peut-on envisager pour plus de parité et d’équité ?
Cela met en évidence une regrettable réalité : malgré la féminisation du secteur et la présence majoritaire des femmes au sein des écoles, il semble que leur reconnaissance peine à apparaître ou disparaisse rapidement, quelques années seulement après avoir terminé leurs études. Dans un article publié en 2021 dans Métropolitiques, le collectif Architoo alerte à ce sujet : “Il est désormais urgent d’interroger les modèles et les figures de la profession d’architecte qui sont transmis à travers ce prix. La sélection des AJAP n’est pas sans conséquences pour l’avenir de la profession, en termes de représentation comme en matière de renouvellement des pratiques et de transmission des savoirs au sein des lieux d’enseignement”.
Tout l’enjeu réside maintenant sur la mise en place de solutions concrètes pour tendre vers plus de parité et d’équité. De nombreuses personnes se sont naturellement d’ores et déjà emparées du défi. Pour qu’elles soient davantage mises sur le devant de la scène, faudrait-il, par exemple, consacrer un concours exclusivement aux femmes ? C’est l’idée portée par l’Association pour la Recherche sur la Ville et l’Habitat qui organise depuis 2013 le prix des femmes architectes. Avec le soutien du Pavillon de l’Arsenal, du Conseil National de l’Ordre des Architectes, de la Région Ile de France et la Ville de Paris, l’objectif est de “mettre en valeur les œuvres et les carrières de femmes architectes, afin que les jeunes femmes architectes puissent s’inspirer des modèles féminins existants, et d’encourager la parité dans une profession à forte dominante masculine”. Une solution qui, selon certains points de vue, relève de la contre-productivité et isole encore plus les femmes dans le secteur, quand, selon d’autres, elle paraît nécessaire pour faire évoluer la situation actuelle.
Les jeunes générations apparaissent également comme le fondement de toutes solutions. C’est, entre autres, par l’adaptation de leur formation (et formateurs) qu’un changement de prisme pourra être opéré. Lire la suite ici.