– Quel est le point de départ de Genre et Ville ?
Nous sommes une plateforme fondamentalement féministe, ce qui nous oblige d’une certaine manière à toujours interroger nos pratiques professionnelles. En créant Genre et ville, c’est cela que nous avons souhaité faire puisque nous avons remis en perspective ce que voulait dire le sexisme à l’intérieur même de nos métiers, dont notamment l’urbanisme, la sociologie et l’anthropologie urbaine. L’idée était de savoir comment l’on pouvait agir sur ces sujets.
C’est cette volonté qui est la source de Genre et Ville. Je ne reviendrai pas sur les différents constats, notamment l’ensemble des problématiques liées au genre dans l’espace public, car ils sont nombreux. Après avoir beaucoup travaillé sur la partie plus théorique, tout en faisant aussi du terrain, aujourd’hui notre principe est vraiment d’expérimenter pour trouver des pistes afin de faire évoluer les professionnel.le.s sur ces questions de genre. Il s’agit aussi de faire émerger ce sujet qui n’est pas nouveau, et à partir de là, de l’installer dans les pratiques.
– Est-ce que vous avez senti un après affaire Metoo ? Est-ce que cela a permis de faire changer le regard sur ce sujet ?
Oui et non. D’abord, bien sûr, cela a permis de changer certaines choses. Il y a eu un fort retentissement qui a permis de changer pas mal de choses, dans pas mal d’endroits, on le voit avec la ligue du LOL par exemple, mais on s’aperçoit que la France est l’un des pays où les lignes ont du mal à bouger.
Nous sommes supposés être un pays exemple de démocratie et d’égalité or nous sommes loin du compte, il y a un conservatisme paternaliste profond. S’il l’on revient au phénomène MeToo, il est marquant de noter par exemple qu’une femme séductrice est en général mal jugée, alors qu’un homme séducteur sera toujours valorisé. En France, les questions d’inégalités femmes hommes sont considérées comme des sujets secondaires, et lorsqu’il s’agit de harcèlement ou d’agressions, la minimisation est de rigueur.
Nous avons donc un gros travail à mener pour déconstruire ces mécanismes. Et bien sûr, nous nous servons de Metoo pour faire réagir. Ce qui fonctionne parfois, certaines choses ne passent plus.
Après, en termes d’évolution dans l’espace public, le changement après l’affaire reste tout de même marginal. D’autant plus, que ce problème est traité de manière partielle, avec une focalisation qui reste uniquement sur le haut de l’iceberg. En effet, il est vu le plus souvent sous le prisme du harcèlement de rue. Or, cela a tendance à viser qu’une seule catégorie d’hommes et à épargner tout un ensemble d’autres harceleurs, présents dans d’autres catégories sociales, notamment celles liées au pouvoir.
Et dans le cadre de Metoo, cette focale soudaine pour pénaliser le harcèlement de rue n’est pas efficace, car tant que nous n’aurons pas pénalisé le harcèlement à l’Assemblée Nationale, je ne vois pas comment nous pourrions supprimer celui qui a lieu dans l’espace public. Il faut créer des modèles.
– Vous avez dit que l’affaire Metoo a eu moins d’impact en France. Y’a-t-il une raison à cela ? Existe-t-il une spécificité française sur le sujet ?
D’abord, comme je l’ai mentionné auparavant, il ne faut pas oublier que la France est un pays extrêmement conservateur. La répartition des tâches entre les femmes et les hommes depuis la mise en place du contrat social au 18/19è siècle a installé un système de domination qui perdure encore aujourd’hui. La philosophe Geneviève Fraisse parle d’ailleurs de Contrat Sexuel.
Par ailleurs, il existe d’autres phénomènes parasites en France, qui ne sont pas forcément liés à l’esprit latin, comme peuvent l’affirmer certains. En effet, d’autres pays latins avancent plus vite sur ces questions de genre, comme par exemple en Espagne où le mariage pour tous est arrivé plus tôt qu’en France. C’est un argument souvent utilisé pour justifier le harcèlement et minorer le phénomène, ramenant la question systématiquement à une séduction qui serait plutôt culturelle.
– Quelles sont alors les solutions pour la ville de demain ?
La solution, c’est d’abord de faire comprendre à tou.te.s qu’il s’agit d’un véritable sujet. Il faut que cela soit enseigné dans les instituts d’urbanisme et architecture où la thématique est absente, et même en géographie où cela est davantage répandu, mais où la question du genre reste encore marginale. Cela commence donc par une prise de conscience qu’il s’agit de sujets fondamentaux qui ont un impact sur l’égalité au sens large.
De façon intersectionnelle, si nous abordons cette thématique de façon sérieuse en légitimant l’égalité dans la ville pour les femmes, de fait, nous légitimons aussi beaucoup d’autres questions égalitaires (sociales, lutte contre le racisme et les discriminations, intergénérationnalité). Tous ces autres sujets seront traités de manière inter-sectionnelle puisqu’on se rend compte que tout est lié.
– Il s’agit donc de comprendre ces mécanismes complexes ?
Exactement, et d’agir sur eux. Nous travaillons actuellement sur un programme européen “Femmes et transports”, et nous leur avons dit de parler surtout de genre car il ne s’agit pas que d’une question de femmes. Il faut arrêter d’opposer les différentes catégories “hommes/femmes”. Nous sommes donc dans un processus de déconstruction avec une logique de travail sur le genre, pour une déconstruction des stéréotypes, des normes, pour défaire des rôles et des symboliques attribuées aux femmes et aux hommes.
– D’ailleurs, il y a une construction sociale qui affirme que les villes sont moins sûres pour les femmes ? Qu’en pensez-vous ?
Qu’est-ce que c’est qu’une agression ? Évidemment, pour les femmes, la société se focalise, et à juste titre parfois, sur les agressions sexuelles. On sait aujourd’hui que la majorité de celles-ci ont lieu dans l’espace privé… Or, il est très intéressant d’éclairer le fait que les femmes ont peur de l’espace public, qu’on leur intime de “rentrer chez elle” et de “se protéger” alors qu’en réalité, on les renvoie souvent vers l’espace où elles subissent, de manière globale bien-sûr, davantage de risques. Cela ne minore en la gravité d’agressions possible dans l’espace public mais il s’agit de comprendre pourquoi un tel différentiel dans les discours, les injonctions et les comportements ?
Par ailleurs, pour un garçon ou une fille du même âge, instinctivement, nous allons davantage nous inquiéter pour la fille que pour le garçon. Alors même que très souvent, c’est le garçon qui se faire castagner dans la rue. Parce que derrière, il y a une culture où la violence pour un homme, d’une part ce n’est pas grave, mais en plus c’est normal. Cela perpétue qu’un garçon se construit autour d’une masculinité toxique, et ce qui va produire ensuite, vis à vis des femmes, une peur de l’espace public. La société créée alors un mélange détonnant qui peut engendrer, pas systématiquement et fort heureusement, une agression sexuelle. Et en tant que femme, cela aboutit à ce que l’on subisse systématiquement l’espace public, avec du harcèlement, des remarques, etc. Sans parler de ce que cela crée dans l’espace privé.
– Vous évoquez les hommes, comment les intégrer dans cette démarche pour que l’espace public soit plus égalitaire pour tous ?
Il s’agit de les conduire à s’interroger. Or ce qui est le plus complexe, c’est l’abandon des privilèges. Certaines pratiques sont peut-être toxiques, mais elles sont ressenties comme des privilèges parce qu’elles sont associées à l’accession du pouvoir. Quand vous avez le pouvoir, ce n’est pas facile de le lâcher.
Souvent, c’est plus facile de travailler sur les femmes que sur les hommes. Notre collègue Edith Maruéjouls qui travaille sur un collège à Suresnes, instaure du dialogue avec les garçons, elle les interroge sur ces questions-là et les place comme parties prenantes afin de produire un espace public différent. Il faut surtout une prise de conscience, un travail rapproché pour les sortir de leur cadre. Nous leur proposons d’autres façons de voir l’espace public et la relation qu’ils peuvent avoir avec celui-ci.
Je crois surtout au fait de donner le pouvoir aux femmes, plus que celui de l’enlever aux hommes. Quand les femmes prennent le pouvoir, elles reprennent confiance en elles et subissent alors moins d’agressions. En conférence, je cite souvent mon expérience sur ma façon de ne pas lâcher l’espace quand je marche dans la rue. Ne pas lâcher son espace, c’est garder sa ligne, ne pas s’écarter, et souvent, cela passe simplement par le fait de poser loin son regard. Et cela fonctionne. Donc la confiance en soi, elle donne quelque chose, elle donne du pouvoir. Tout ne se fait pas en deux jours, il faut bien-sûr du temps pour que les femmes prennent cette confiance et dépassent leur peur. C’est un cheminement.
– C’est une construction sociale à déconstruire, mais aussi des aménagements qui peuvent accompagner ce changement, n’est-ce pas ?
Absolument, c’est un ensemble de choses, mais il faut aussi pouvoir être accompagnés par les pouvoirs publics. Or, ils continuent d’avoir une approche très paternaliste et très répressive. Paternaliste, dans le sens, on fait pour vous : “on fait pour les femmes” “on fait pour réduire le danger”. Cependant, ainsi, ils ne résoudront rien car ils continuent d’affirmer ceci : “restez sous mon contrôle”. Une attitude qui infantilise les personnes concernées.
Après, il s’agit aussi de revoir les messages. Nous avons travaillé avec le Haut Conseil à l’Égalité au moment où il sortait son rapport en 2015 sur le harcèlement dans les transports, et nous disions à l’époque que dans les transports il existe une omniprésence de messages négatifs. Et si dans les campagnes de pub et les messages vocaux, nous envoyons des messages positifs ? On voit bien qu’il suffit qu’un conducteur ou une conductrice de métro vous lise un poème un matin pour que tout le wagon, voire même le train, change de comportement. Du moment où une personne sourit, cela provoque un effet de contagion positive qui apporte à tous. Notre objectif à nous c’est d’être cette “bonne pomme qui contamine les mauvaises” comme le dit si bien Patti Smith.
– Du coup, c’est en rendant la ville plus humaine qu’on la rend aussi plus inclusive ?
Il y a de cela. C’est un programme positif. C’est cela qu’il faut retenir, même si on rame et que parfois nous avons l’impression que cela n’avance pas.
– Vous sentez quand même des évolutions sur ces sujets ?
Oui, elles existent. Elles ne sont pas rapides, mais les choses bougent. Le simple fait de voir qu’il existe une contamination féministe qui se retrouve aujourd’hui dans tous les cercles, et qui fait son travail, que cela soit chez les journalistes, dans pleins de secteurs, c’est très positif.