La maison individuelle, un rêve encore possible ?
Aujourd’hui, 55% des français habitent en maison individuelle. De fait, le modèle du pavillon avec jardin demeure encore, l’accomplissement d’une vie pour un grand nombre de français. L’ex-ministre déléguée au Logement, Emmanuelle Wargon, affirmait même que la maison individuelle constituait la promesse de confort, d’espace et de tranquillité, pour une classe moyenne et populaire. Elle représente, d’une certaine manière, le rêve américain proposé par le capitalisme et importé en France. Et ce alors même qu’un grand nombre de films dépeignent le rêve pavillonnaire comme un cauchemar. Dernièrement, cette envie de logement plus grand avec jardin, s’est accentuée avec la crise sanitaire, a remarqué le géographe Laurent Chalard.
Toutefois, le modèle du pavillon va à l’encontre des enjeux de demain autour de la densification et de la ville durable. De la loi de Solidarité et renouvellement urbain, de 2000 jusqu’à la démarche Zéro Artificialisation Nette, le sol est devenu une ressource de plus en plus rare à préserver. Emmanuelle Wargon, le 14 octobre 2021, a ainsi partagé ce constat en pointant du doigt le problème, selon elle: « L’idéal plébiscité par 75 % des Français, c’est la maison individuelle. Mais le modèle d’urbanisation pavillonnaire, ce rêve construit dans les années 1970, dépourvu d’espaces publics et qui dépend de la voiture, constitue aujourd’hui un non-sens écologique, économique et social. Il n’est pas soutenable et nous mène à une impasse ».
Image ©Paul Kapischka via Unsplash
Si le rêve de la maison individuelle reste bien implanté dans l’imaginaire collectif, il ne faut pas oublier qu’un grand nombre des habitants subissent ce “choix de vie”, à cause des prix de plus en plus prohibitif du mètre carré dans les cœurs d’agglomération, Selon Laurent Chalard: “Dans les grandes métropoles, notamment en région parisienne, la politique malthusienne de limitation de l’artificialisation des sols pour le logement conduit indirectement à une politique anti-sociale.”
Dans ce sens, le mouvement des gilets jaunes peut être considéré comme la démonstration d’un rêve de vie qui a échoué. En effet, ces manifestations ont principalement émergé depuis les zones périurbaines où la plupart des habitants vivent dans des maisons individuelles, et sont contraints d’utiliser la voiture quotidiennement, notamment pour se rendre au travail dans les aires métropolitaines. Le principal élément déclencheur aux révoltes était lié à l’augmentation du prix de l’essence.
Maintenant que ces villes dortoirs sont construites, ne faudrait-il pas plutôt, les autonomiser, au lieu de les ignorer ? Les faire passer de dortoirs à villes à part entière ? Par exemple, en aménageant des espaces publics de qualité et dédiés à la rencontre, en revitalisant les centre-bourgs et centre-ville en proposant de nouveaux commerces et services… D’autre part, si la maison avec jardin demeure encore un rêve pour un grand nombre de gens, ne pourrait-on pas trouver un compromis en construisant des typologies individuelles plus denses ? Certains architectes se sont déjà penchés sur la question comme le célèbre Herman Hertzberger avec son projet de maisons en bande “Diagoon Houses”.
Et en métropole, peut-on encore rêver ?
Aujourd’hui, les villes demeurent des espaces un peu trop figés par des fonctions ou des formes assignées par la planification urbaine. Cette rationalisation programmée mène vers une homogénéisation de l’espace urbain qui est difficilement appropriable par les habitants. De fait, face à ces contraintes, comment exprimer sa personnalité ?
D’autant plus que cette planification a tendance à vouloir tout remplir et rentabiliser, et donc à remplir chaque vide disponible. Cette notion de vide laisse effectivement entendre une perte, colossale à l’époque où chaque mètre carré des grands centres urbains compte et coûte. Cependant, en se promenant, on se rend compte que l’espace urbain est composé de nombreux vides, marquant les diverses transformations que la ville a vécues. Ces interstices, plutôt que de simples vides, ne pourraient-ils pas constituer le terrain de jeu de nos rêves urbains ?
Image ©Matteo Catanese via Unsplash
Selon Katia Gagnard, dans l’ouvrage Machines de guerre urbaines dirigé par Manola Antonioli: «L’interstice articule différents éléments et agit comme une sorte de lien temporaire et fragile entre deux situations plus stables et durables. Il provoque une respiration dans la continuité et empêche simplement l’uniformisation d’un tout. La caractéristique principale de ces interstices urbains tient dans leur statut provisoire et parfois fortuit. “. Ces espaces dans la ville qui échappent à la planification urbaine à l’instar des interstices, pourraient ainsi offrir plus de liberté d’appropriation aux habitants.
Vers plus d’appropriation possible de l’espace urbain ?
On peut alors imaginer que l’expérience interstitielle fait appel à un urbanisme “de terrain”. C’est-à-dire, que la ville ne se dessinerait pas à partir d’un plan mais plutôt à travers la promenade ou le vécu que l’on a d’un lieu au quotidien. Il faudrait par exemple se placer à l’échelle du quartier pour envisager ses failles. Aujourd’hui elles ne sont pas toujours très attrayantes ni adaptées à de nombreux usages en plus d’instaurer un sentiment d’insécurité. Certains artistes se sont alors emparés du sujet pour les révéler.
C’est le cas d’Etienne Boulanger qui s’est concentré sur les villes de Berlin et Pékin à travers son œuvre intitulée «plug-in Berlin» (2001-2003), nom renvoyant à l’acte de «se brancher» à la cité en «exploitant ses faiblesses» comme dirait Katia Gagnard. Pour l’artiste, les espaces investis qu’il investit doivent rester sans fonction ni propriété.
“Plug-in” s’est déroulé en deux phases. Premièrement, pendant 6 mois, il a photographié et recensé 965 micro-espaces qu’il a classé en plusieurs catégories: les espaces à la taille de son corps pour réaliser un abri, les espaces sources de matériaux pour ses futures constructions et enfin les espaces désinvestis pour mettre en œuvre ses interventions.
La seconde phase dure environ un an, et correspond aux interventions dans les différents micro espaces recensés. Les abris sont élaborés sur site en pleine nuit ou à l’aube, pour ne pas alerter l’entourage. Ces constructions ont un caractère éphémère et précaire.
Afin de ne pas abîmer les murs d’appui, les différents éléments structurants sont uniquement calés et vissés entre eux. De plus, les matériaux utilisés sont si familiers dans l’environnement que les abris se fondent parfaitement dans le décor.
On peut également remarquer le projet du plasticien américain Kurt Perschke. Ce dernier tout comme Etienne Boulanger n’apporte pas de fonctions concrètes à ses œuvres mais révèle les vides du tissu urbain. L’intervention repose sur la disposition de ballons rouges pour habiter les vides. Ainsi, le promeneur peut prendre conscience de l’espace qui l’entoure. Ici, l’artiste révèle un potentiel pour que le passant, le designer ou l’architecte puisse réfléchir sur un potentiel usage, (ou pas).
D’après Philippe Pignarre et Isabelle Strengers, «La notion d’interstice appelle le pluriel […] L’interstice ne donne en effet pas de réponse, mais suscite de nouvelles questions.»
On peut en déduire que l’interstice représente bien plus qu’un défaut de la ville que les pouvoirs publics se doivent de combler mais qu’il permet de questionner le tissu urbain.
L’architecte Laurent Karst, va plus loin en inventant la notion «d’interstice programmé». Cette dernière appelle à s’appuyer sur l’appropriation des vides afin de développer de nouvelles formes de relations sociales: «L’interstice programmé, au même titre que la place et la rue pourrait être un nouveau composant urbain; un entre-deux où la distinction public/privé s’estompe et se démocratise, un vide ouvert, non délimité potentiellement appropriable et qui pourrait entretenir avec la rue ou la place un rapport ambigu mais dynamique».
Peut-être que ces interstices, ces espaces à l’usage non définis seront de plus en plus “laissés aux habitants” dans les plan-guides de demain ? Repenser la ville avec plus de souplesse, de respiration permettrait d’impliquer bien plus les habitants dans leurs environnements en les rendant éventuellement acteurs du rêve urbain.