En France, 12% de la population est âgée de 10 à 18 ans. C’est généralement dans cette tranche d’âge que les enfants changent le plus, et passent par le statut d’adolescent avant de devenir adultes. Sachant qu’en France, 26% des adolescents habitent en centre-ville, 34% en banlieue, 23% en périurbain et 17% en milieu rural, c’est 60% des adolescents qui vivent une adolescence citadine, quand les autres se rapprochent souvent du milieu urbain pour se rendre au collège, au lycée et sur leurs lieux de loisir. 

La ville apparaît ainsi comme un environnement prégnant pour les adolescents, un espace qui semble les attirer de plus en plus en grandissant et qu’ils souhaitent pratiquer en autonomie. Mais comment les adolescents vivent-ils en ville et quels usages font-ils de l’espace public ? C’est la question que nous avons ici creusée. 

La recherche de liberté dans la ville 

Pour beaucoup d’adolescents, la bonne pratique urbaine se résume généralement à “rester dans la rue à l’inter-cour avec les copains” ou “aller en ville avec les copines”. Une attirance pour le milieu urbain, que la psychologie de l’adolescence associe à une recherche de liberté, d’autonomie et d’individualisation. En effet, pour les adolescents la ville est pensée et vécue comme un endroit de liberté, un lieu qui, à l’inverse des espaces fermés dans lesquels ils ont largement été cantonnés jusqu’ici (foyer, école…), n’est pas soumis à une autorité définie (parent, enseignant…). 

Du fait du sentiment de liberté qu’elle lui confère, mais aussi de la nouveauté de leurs parcours libérés, la ville est pour les jeunes synonyme de découvertes, d’expérimentations, de confidences. Les centres-villes, par leur dynamisme et la richesse des activités qu’ils proposent, sont particulièrement choyés par les ados. Ceux-ci sont prêts à marcher longtemps pour rejoindre une rue commerçante ou une place animée, où, entre amis, ils pourront expérimenter leur relative liberté, en dehors du cadre familial. 

Cet usage de la ville est d’autant plus important que de nos jours les adolescents sont socialement encouragés à approfondir leurs goûts individuels et à affirmer leurs aspirations personnelles et professionnelles. La valeur d’un individu va de plus en plus de paire avec son individualisme. Les institutions scolaires, religieuses et professionnelles ayant aujourd’hui moins un rôle de cadre qu’il y a quelques décennies, c’est dans les moments de flottement, de découverte, et donc notamment dans les déambulations citadines, que les adolescents sont encouragés à construire leurs identités d’adultes.  

Le paradoxe de la ville sécuritaire 

Paradoxalement, le traitement de l’espace public contemporain tend davantage à enfermer les ados dans l’espace public qu’à cultiver leurs introspections et appropriations. D’abord, il est important de noter que les adolescents sont globalement objets de stéréotypes et d’incriminations. Leurs pratiques de la ville, peu fonctionnalistes, sont souvent portées dans les médias en mésusages, incivilités et conduites addictives, à tel point que leur désœuvrement est souvent trop vite jugé en manigance. Les politiques publiques s’approprient ces vocables de sorte que lorsqu’ils ne sont pas infantilisés, les adolescents sont considérés comme une potentielle menace pour l’ordre urbain, une menace qu’il faut circonscrire. 

Le traitement contemporain de l’espace public s’en ressent : l’usage détourné du mobilier urbain public (bancs, chaises), aujourd’hui largement destiné à des activités calmes, est proscrit. Les adolescents auront des sites bien spécifiques, exposés et circonscrits, destinés à la pratique de leurs jeux trop brusques. Aussi, la construction de la ville pour les ados se résume trop souvent à la création d’un skatepark ou d’un city, placé stratégiquement à bonne distance des habitations. Parallèlement au pullulement de ces infrastructures dans les villes, les jeux de ballons et déplacements en skateboards sont progressivement interdits dans le reste de l’espace public. Certains élus l’admettent ainsi, “faire un skatepark, c’est opérer un contrôle de l’espace public” mais à quoi bon parler de sport de rue alors, si on ne peut plus les pratiquer dans la rue ? Pour les adolescents, comme pour les enfants et adultes qui ont soif de liberté, la ville jouable disparaît peu à peu. 

Photo Jan Kopřiva/Unsplash

Parallèlement, la ville des ados n’est que dans de très rares cas pensée autrement que par le prisme du sport. Or, les city et skatepark sont des espaces dans lesquels la plupart des adolescents, avec en tête les jeunes filles, “ne se sentent pas à leur place”. En effet, ces espaces repérables et contrôlables, sont tournés vers “un bon usage”, un usage unique qui laisse finalement peu de place à l’appropriation, portée en divergence. En outre, ces espaces cultivent la vision d’un stéréotype d’adolescent, mâle, sportif, intégré… une vision masculine dont beaucoup d’ados se sentent exclus ou rejettent et qui pourtant tend à être naturalisé dans toutes les petites villes. Cette considération restrictive de la place dans la ville est de plus en plus dénoncée aujourd’hui : la ville est plus pensée contre les ados qu’avec eux. 

Un espace public inégalitaire dès le plus jeune âge

Pour les adolescents, parcourir la ville en autonomie la rend nouvelle. Cependant, loin des fantasmes qu’ils s’en sont fait longtemps, le caractère inégalitaire de l’espace public s’affirme d’autant plus brutalement à eux qu’il n’y sont souvent pas préparés et n’ont pas banalisé certaines inégalités.  

À ce titre, l’espace public apparaît particulièrement discriminant pour des jeunes filles.  Cette inégalité apparaît d’abord dans l’inquiétude des parents. Si les jeunes hommes sont encouragés à sortir dans certaines temporalités, les sorties autonomes en ville sont plus tardivement interdites pour les jeunes filles, par peur. En effet, l’espace public est, dès l’adolescence, vécu comme un espace d’expression pour les jeunes hommes et d’insécurité pour les jeunes femmes. 

adolescents // Photo Kevin Laminto/Unsplash

Photo Kevin Laminto/Unsplash

Dans ces conditions, les jeunes filles développent très tôt un usage différent de la ville de celui des jeunes hommes, ainsi qu’une série de stratégies d’évitement. En effet, quand les garçons ont tendance à retourner aux mêmes endroits, et faire de certains lieux restreints, leur “spot”; les filles marchent, en groupe, elles discutent en marchant, “elles tracent pour donner l’impression qu’elles sont attendues” et ne s’arrêtent que dans des endroits en partie fermés (cafés, cinémas, lieux culturels). Déambuler apparaît ainsi comme une stratégie féminine de contournement d’un espace public vécu très tôt comme inégalitaire, et restreignant à l’endroit des jeunes femmes. 

Ce type de comportement urbain est révélateur des tensions qui animent l’espace public et des enjeux de la fabrique de la ville. Plus que cela, la construction des adolescents, entre autres, en tant que citadins, exacerbe une série d’inégalités quotidiennes, qui invite à questionner l’état actuel de nos villes, vécues encore plus brutalement par les jeunes, comme consumériste et inégale.  

Faire la ville avec les adolescents 

Certaines collectivités ont compris la force d’analyse et le potentiel citoyen des adolescents et tendent aujourd’hui à les intégrer à la construction des politiques urbaines et projets urbains. C’est d’ailleurs dans cette perspective que de plus en plus de villes et métropoles créent des Conseils municipaux des adolescents ou Conseils des ados

Ces Conseils tendent à être des lieux d’expressions privilégiés pour les jeunes allant, selon les collectivités, de 11 à 17 ans. L’idée est que ceux qui souhaitent s’investir puissent proposer leurs idées ou participer à des projets spécifiques, s’adressant à leurs pairs ou à l’ensemble de la communauté de la ville. Les conseils des ados sont aussi, dans cette perspective, un espace d’apprentissage de la citoyenneté et d’engagement. Souvent, les réunions sont organisées avec un accompagnateur, de préférence un professionnel de la participation citoyenne, à même d’informer les adolescents et de les inclure dans des groupes de travail sans pour autant trop les orientés ou les encadrés. 

Les projets qui sortent de ces Conseils sont souvent très riches et vont généralement bien au-delà de la création d’un espace spécifique tourné vers le sport. Les adolescents engagés portent des réflexions importantes sur l’avenir des villes et mettent en place des projets forts tendant à l’inclusivité et la résilience de leur ville. À ce titre, on voit de plus en plus de manifestations contre les discriminations, campagne écologique, projet de recyclerie et centres d’accueil pour jeunes naître sous l’impulsion de Conseils des ados. Ces initiatives poussent les conseils communaux et métropolitains à se positionner, et quand ils sont prêts à collaborer avec les adolescents, à porter des projets innovants qui tendent à changer les formes de la ville et la mentalité des adultes. 

Le regard des adolescents sur la ville apparaît ainsi comme une source de richesse et un révélateur des inégalités urbaines contemporaines. Le traitement actuel de l’espace public tend au fonctionnalisme et à la privatisation, alors que les ados aspirent à davantage de libertés. Un tel paradoxe nous invite à redéfinir la fabrique de la ville et rendre la ville plus fluide et appropriable. Ainsi, transformer la façon de faire la ville avec et pour les adolescents émerge comme une perspective innovante pour la rendre plus inclusive et plus résiliente.

Photo de couverture Maria Teneva/Unsplash