La mise en quarantaine, l’interdiction des grands rassemblements, la prise de précaution importante en matière d’hygiène et de contact physique, la réduction des voyages et donc la baisse significative du nombre de touristes sur le territoire inquiète… Ce qui fait d’ordinaire l’identité d’une ville se voit diminué, ralenti, voire interdit. Sommes-nous, par le biais du coronavirus, en train de vivre une crise pour l’urbanité ? 

Bien avant le coronavirus, les villes ont déjà connu, à de nombreuses reprises, des épisodes de crises importantes qui leur ont imposé une diminution de leurs rythmes effrénés. Parmi ces crises, le Grand Smog de Londres, Mai 68 en France, la crise de la ville de Detroit aux Etats-Unis, les chocs pétroliers, les attentats meurtriers en France, les Gilets jaunes ou encore plus récemment les grèves de 2019-2020…

Alors, comment les villes se sont-elles sorties de ces crises ?
De quelle manière ont-elles fait preuve de résilience ?
Et surtout, comment les usages s’adaptent-ils et prennent-ils le dessus sur les mesures restrictives ?


Crise industrielle ou mauvaise coïncidence météorologique ? Le Grand Smog de Londres en 1952, plongea la ville dans un brouillard sans précédent pendant 4 jours complets. Du fait d’une piètre visibilité, tous les transports en commun furent à l’arrêt dans la capitale anglaise. Les ambulances ne circulant plus, les malades devaient rejoindre l’hôpital par leurs propres moyens et l’on imposa le confinement et l’arrêt de toute activité de plein air. Après quelques jours et le retour d’un cyclone ayant permis de balayer les particules stagnantes, Londres retrouva un air respirable. 

Le mois de Mai 1968 en France, fut également le théâtre d’une ville où les revendications sociales et les mouvements de manifestations ouvrières et étudiantes eurent un impact sur l’entièreté de la vie économique et politique de la ville. Universités fermées et rues occupées pendant plus d’un mois, kiosques et imprimeries montrant porte close, les commerces fermant boutique, le temps semblait s’être arrêté. La ville, à mesure que l’on détachait les pavés du sol, se montrait alors impraticable. De nombreuses négociations entre manifestants et politiques furent nécessaires pour redonner à la ville, un rythme normal.

D’une autre façon, la ville de Détroit aux Etats-Unis dans les années 70 fut également un espace urbain en souffrance. Aux émeutes délinquantes et à la ségrégation raciale régnant dans le cœur de la ville, s’ajouta une désertion progressive du secteur industriel automobile, point central de l’activité économique de l’état du Michigan. De cela découlera une ville dont le dynamisme sera coupé net : les commerces ferment un à un, puis les bibliothèques, les cinémas, les banques… Le chômage augmente et la ville désertée laisse place nette à la délinquance. La population de Détroit continue de décroître jusqu’en 2010 mais alors que la faillite de la ville n’est pas totalement achevée, on observe depuis quelques années une réorganisation de Détroit et un nouveau dynamisme. Des chantiers de rénovation voient le jour et les habitants se mobilisent pour vivre en autogestion, notamment par le biais de cultures en fermes urbaines. 

Plus récemment, les grèves françaises liées à la réforme des retraites proposée par le gouvernement paralysèrent aussi une grande partie du territoire en termes de mobilités. Avec 1 train sur 10 en circulation dans le pays, la suppression d’un très grand nombre de transports en commun et la démultiplication de l’usage de la voiture, les habitants des grandes villes se sont vus, du jour au lendemain, impactés directement dans leurs déplacement pendulaires. De ces contraintes ont découlé de multiples mutations dans les usages urbains. De nombreux citadins ont opté pour le vélo, la marche ou des moyens alternatifs pour parcourir la ville et travailler chez soi en “télétravail” est devenu la norme pendant plusieurs semaines. 

Ces crises, les villes ne peuvent jamais les prévoir, même si elles en sont autant actrices que victimes. Dans chacun des cas évoqués, ces événements inhabituels sont des phénomènes profondément urbains. De la pollution du grand Smog dû à la surproduction et à la surconsommation de matières combustibles comme le charbon, aux grèves ayant impacté essentiellement les villes dans leurs manières classiques de se déplacer, en passant par les crises discriminatoires de Détroit provoquées par la difficile cohabitation du multiculturalisme ou les revendications sociales des universités impliquées dans mai 68, ces événements sont bien urbains. Il en va de même pour la propagation du récent virus : c’est bien parce que nous interagissons ensemble, dans des espaces densément peuplés et en mouvement constant que le nombre de cas augmente indubitablement et se propage sur les territoires. 

Nous devons donc nous rendre à l’évidence : nos villes sont bien vulnérables face à ces crises phénoménologiques, sociales ou sanitaires. Et nous en faisons le constat par soustraction : lorsqu’il nous devient impossible de nous rassembler, de participer à un concert ou un match de foot ; lorsque notre consommation se voit modifiée parce que nombreux de nos objets du quotidien sont conçus loin de chez nous ; lorsqu’il nous est impossible de travailler à l’étranger ou simplement d’y voyager… Cette interdiction d’accès à certaines villes est subie et l’intégralité de notre quotidien se voit transformé. 

Et pourtant, malgré l’air ambiant que l’on hésite aujourd’hui à respirer, nos villes retrouveront tôt ou tard une certaine vitalité. En effet, c’est au cours de ces épisodes où la vie urbaine est mise entre parenthèses, que l’on réalise combien les villes et les urbains qui y vivent, font preuve d’inventivité pour pallier certains manquements. C’est à cela que l’on donne le nom de résilience.

Les espaces publics, ne répondent qu’à la seule façon dont les usagers décident de se les approprier et présentent ainsi une flexibilité sans borne. Si nos villes confinées nous paraissent effrayantes, leur adaptation à la réalité est néanmoins judicieuse.
Plusieurs exemples prouvent déjà une adaptation des usages face au virus. En Chine et en Angleterre, les dépistages de la maladie s’effectuent en extérieur, sans même avoir besoin que les personnes testées sortent de leurs voitures. En France, les pharmaciens sont autorisés à fabriquer leur propre gel hydroalcoolique. Le recours au télétravail prend à nouveau de l’ampleur et demain, qui sait, si la crise continue, ce que l’on pourra inventer et de quelle manière les urbains s’adapteront. Mais ce qui est certain, c’est que dans cette adaptation instantanée à la réalité, réside en réalité la force de nos usages urbains. Face à une crise passagère ou durable, la ville et ses habitants sachant être résilients trouveront toujours un moyen de s’adapter aux phénomènes même les plus imprévisibles. 

Mais cette situation pose tout de même une question : jusqu’à quel point nos villes sont-elles flexibles face aux usages en mutation ? 


Dans une certaine mesure, l’aménagement de nos villes a encore du chemin à parcourir pour parvenir à une flexibilité plus effective. Les transports en commun en suspens sont un exemple probant pour démontrer le fait que chaque urbain ne dispose pas à proximité de chez lui d’un accès complet à tous les usages qui font la ville : loisirs, consommation et surtout lieu de travail. Quand bien même notre capacité à adapter la ville à nos besoins est immense, les lieux, dans le schéma urbain actuel, possèdent encore une fonction précise parfois bien inamovible. C’est d’ailleurs ce que vient interroger le concept de « ville du quart d’heure », développé récemment par le professeur Carlos Moreno. Ce dernier propose une nouvelle vision de l’agencement d’un quartier : celle d’avoir un accès aux usages urbains de première nécessité à moins d’un quart d’heure de chez soi, à pieds ou à vélo. Cette théorie impliquerait d’acter le fait que certaines infrastructures doivent avoir plusieurs usages, comme les écoles, les conservatoires, les gymnases qui pourraient, selon le chercheur, « avoir d’autres fonctions en plus de leur fonction première ». 

Autre réflexion néanmoins : Lorsque les usages évoluent et s’adaptent, le cadre étatique et la structure inamovible des villes peuvent se révéler importants voire essentiels. Car en en effet, même si nos espaces urbains mériteraient sans doute plus de flexibilité, pour s’adapter à nos usages de plus en plus mouvants (et on le remarque encore un peu plus aujourd’hui), le cadre urbain figé rassure et protège. Il permet en théorie de maintenir l’égalité des urbains face à la structure de la ville. On pourrait en effet, imaginer que si la ville était trop flexible et qu’elle ne dépendait uniquement de nos usages eux-mêmes mouvants, alors celle-ci serait à la mercie de ce que Machiavel appelait “La guerre de tous contre tous”. 

Ainsi, la crise du coronavirus nous apprend ceci. La flexibilité de nos espaces urbains, mérite d’être réinterrogée pour que nous puissions, nous urbains, nous adapter plus facilement à des crises qui vont sans doute de plus en plus se répéter. Mais le cadre structurel de la ville nous semble essentiel pour maintenir une certaine harmonie. 

Comme souvent, tout est alors dans la nuance…

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