Pour Italo Calvino, la ville est “un ensemble de beaucoup de choses : de mémoire, de désirs, de signes d’un langage”. La ville porterait ainsi en elle une forme de sémantique, c’est-à-dire une capacité, ancrée dans le physique urbain, de transmettre du sens. En d’autres termes, elle pourrait transmettre des messages à travers ses espaces publics, ses bâtiments, ses habitants, ses flux et les échanges. La fabrique de la ville, comme nos modes d’habiter la ville aurait donc la capacité de la rendre plus sensibilisatrice qu’elle ne l’est déjà. 

La ville est la scène ponctuelle d’actions de sensibilisation

Accessible à tous les citoyens de manière égale, l’espace public est souvent investi par des individus, des collectifs, voire des communautés, afin de divulguer un message. En tant qu’espace commun, il est un lieu de rencontre, d’échange et d’expression. 

N’appartenant à personne et étant dédié au plus grand nombre, l’espace public a le pouvoir de toucher un spectre très large de population. Une capacité rendue possible par sa taille : vaste, il rend possible des rassemblements de groupes nombreux et massifs, réussissant des milliers de personnes. Nos places, nos rues, nos parcs sont effectivement des espaces larges et ouverts à tous, qui ont aussi une portée symbolique par leur usage commun. De cette manière, l’espace public s’impose comme un lieu adéquat afin de diffuser des messages. 

Photo Ian Taylor via Unsplash

Scène éphémère, voire événementielle, il sert ainsi souvent de support à des actions ponctuelles de sensibilisation. Parmi elles, on compte évidemment les manifestations. Ces mouvements de masse s’ancrent le plus souvent dans une volonté de se prononcer en faveur d’un sujet, ou au contraire de manifester en démontrant son opposition. C’est donc une logique d’exhibition publique de son opinion, de ses croyances ou encore de ses valeurs qui dirige souvent ces actions. Faire masse, c’est faire corps, représenter un mouvement ou une part de la société. 

L’espace public offre alors une tribune car il permet justement la visibilité (et la place!) nécessaire pour obtenir un soutien ou une adhésion politique, populaire, sociale… Pour cela, l’espace public est donc d’abord exploité pour son aspect physique, comme sa taille ou sa localisation, puis pour son aspect public, comme son accessibilité à tous ou encore sa symbolique. On le voit d’ailleurs, par exemple, avec le choix du trajet qui permet souvent de passer par des lieux symboliques, ce qui permet d’amplifier le message passé. 

Rendre public, rendre visible

On a alors souvent en tête des manifestations classiques du 1er mai, mais nous pouvons aussi prendre l’exemple de parades dans l’espace public, comme celle de la pride, dite “la marche des fiertés en français”. Cette manifestation a lieu chaque année vers juin, dans plusieurs grandes villes de France et à l’étranger, afin de donner de la visibilité à la communauté LGBTQl et de mieux l’inclure dans la société. Cette manifestation possède des points en commun avec d’autres manifestations : elle s’organise en parade, souvent avec des chars diffusant de la musique, des fanfares, des hauts-parleurs pour chanter des slogans qui promeuvent les valeurs et les revendications des manifestants. À travers la ville et sur un parcours désigné à l’avance, les citoyens manifestants bénéficient d’une visibilité importante auprès des citadins de la ville et souvent auprès des pouvoirs publics. Bien sûr, cette action porte un message politique, visant à une fois par an, rendre visible cette communauté au sein de la société, en s’appropriant pleinement l’espace des villes, afin d’affirmer qu’il leur est aussi dédié. 

L’espace public se révèle donc être un cadre parfait pour toucher un public large de personnes. De la même manière, les courses solidaires se déroulent au sein de  l’espace public, avec des parcours à la vue de tous. Visibles et participatives, comme les manifestations, elles permettent en effet de véhiculer un message autour d’un événement ponctuel dans l’espace public. C’est par exemple le cas des courses de lutte contre le cancer, des courses de sensibilisation aux violences faites aux femmes ou encore des courses pour sensibiliser au développement durable. Leur organisation vient apporter une animation, perturber la circulation temporairement, pour faire événement et ainsi susciter l’attention. Il s’agit aussi ici de créer l’actualité pour porter un sujet et sensibiliser à ce propos. 

Un autre exemple de la capacité sensibilisatrice de l’espace public, qui a fait le tour du monde sur les réseaux sociaux, est celui de l’homme à la pancarte “guy with a sign”. L’artiste écrit sur un morceau de carton des phrases de la vie quotidienne, mais parfois également des revendications ou des messages dénonçant une réalité en particulier. Une manière de diffuser des messages à la foule, en investissant l’espace public de manière très ponctuelle. 

L’espace public, par sa morphologie et sa grande flexibilité, permet donc d’accueillir ponctuellement des événements. À la manière d’une scène au théâtre, il se fait caisse de résonance, outil pour une sensibilisation des citoyens à certains sujets de société, même sur du très court terme. 

Utiliser et jouer avec le décor urbain pour véhiculer des idées 

L’espace public forge le décor quotidien dans lequel nous évoluons : nos rues, nos places, nos bâtiments. Ce décor n’est pas passif : il est vecteur lui aussi, de communication et de sensibilisation. De nombreux artistes ou militants s’en servent d’ailleurs comme support, afin de transmettre des messages au public. Cela peut être, par exemple, des œuvres temporaires destinées à rester visibles dans l’espace public pendant un certain temps.  

Le street art joue, de ce point de vue, un rôle assez important. Il s’appuie sur le décor urbain de tous les jours, murs, bâtiments ou encore mobilier urbain, pour le transfigurer. Si le street art ne s’ancre pas toujours dans une volonté de faire passer un message, il reste souvent porteur d’une vérité, d’une vision du monde. En effet, les artistes détournent le sens du décor urbain afin de dénoncer quelque chose ou de proposer une alternative à la réalité présente. 

Photo Matthew T Rader via Unsplash

Par exemple, l’artiste EZK a détourné de nombreux messages dans ses œuvres afin de dénoncer des réalités sociales. Une d’entre elles, assez connue, est une fresque sur laquelle il est écrit : “dans quel monde vuitton?”. L’œuvre représente un enfant dans un seau aux couleurs de Louis Vuitton. L’enfant, qui semble seul, peiné et pauvre, regarde vers la phrase, dont le jeu de mot révèle un paradoxe entre la pauvreté de l’enfant et la marque, associée au luxe et à la richesse. Une œuvre de petite taille, en apparence anodine, qui interpelle pourtant le passant : elle l’invite à réfléchir à la condition de certains enfants, et plus généralement, à la question de la pauvreté dans le monde. L’artiste promeut en effet un street art pour lutter contre la pauvreté. Ce type d’œuvre, que l’on trouve depuis les années 1970/1980 à chaque coin de rue en ville, plus particulièrement dans certains quartiers, est un modèle d’appropriation publique de l’espace urbain qui sensibilise les citadins à certains sujets. 

Le public art, des œuvres publiques commandées par les pouvoirs publics, peut également avoir le même objectif. C’est le cas de statues à l’effigie de personnalités qui ont pu marquer l’histoire de la ville, par exemple, ou encore de symboles importants pour la ville. À Paris, après les attentats du 13 novembre 2015, une statue représentant une main avec un bouquet de Tulipes a été inaugurée près du Grand Palais, sur les bords de Seine, en hommage aux victimes de l’attentat. Un moyen de véhiculer un message de soutien aux familles et aux proches des victimes, de sensibiliser les populations aux questions de solidarité. 

Dans un autre registre, pour le mois d’octobre rose, de nombreux artistes ont investi l’espace public pour sensibiliser le public à la question du cancer du sein. Parapluies roses dans toute la ville à la Rochelle, yarn bomb (tricot urbain) aux couleurs de la campagne… Les villes ont rivalisé d’originalité afin de rendre l’action de sensibilisation plus efficace ! Une preuve que l’espace public peut être utilisé à bon escient, afin de faire circuler des messages de sensibilisation. 

On retrouve dans cette catégorie d’initiative les affiches féministes, qui dénoncent les violences sexistes et sexuelles contre les femmes. Placardées dans les rues, ces collages d’apparence assez anodins – souvent de simples feuilles blanches- permettent de toucher un public très large et de dénoncer aux yeux de tous certaines réalités, notamment sur les féminicides. Leurs messages marquants interpellent les passants. 

La publicité ou des campagnes publicitaires peuvent également endosser ce rôle, celui de sensibiliser à un sujet. Pour cela, l’espace public joue un rôle important. Dans le métro par exemple, sur les panneaux publicitaires, on voit souvent apparaître des campagnes de sensibilisation, venant diffuser certains messages. Par exemple, dans le cadre de la semaine de lutte contre le racisme, une campagne a été réalisée par le gouvernement via travail emploi gouv. De grandes affiches, disposées dans le métro, mettaient en scène des situations de discrimation à l’embauche en comparant deux images mises côte à côte. La campagne, intitulée #lescompétencesdabord s’est donc appuyée sur la puissance de frappe que consistent ces espaces que nous traversons tous les jours et qui brassent quotidiennement une grande diversité de public. 

La ville peut donc se métamorphoser de manière temporaire afin de sensibiliser à un sujet, une réalité sociale, un aspect en particulier qu’elle souhaite mettre en avant. Mais parfois, la ville dépasse son rôle de décor, est porte en elle un langage en elle-même : ses propres bâtiments, ses rues véhiculent alors des messages. 

La fabrique et la morphologie de la ville comme vecteur de messages et sensibilisation 

Si l’aspect physique de l’espace public peut être un support de sensibilisation, la programmation et la fonctionnalité des bâtiments est également primordiale. C’est le rôle de la fabrique urbaine de penser tous les aspects d’un bâtiment, de ses spécificités physiques à sa destination finale, autrement dit son utilité. Concevoir un bâtiment en prenant en compte son environnement proche et sa fonctionnalité au long terme permet, en effet, de créer des environnements urbains propices à la sensibilisation sur certains sujets. Ainsi, des lieux peuvent être pensés et créés entièrement dans l’objectif de transmettre des idées et des savoirs : ils sont alors dédiés à la médiation ou à la sensibilisation partout en France. Les centres de planning familial en sont un exemple. Ils militent pour l’égalité homme-femme, pour l’égal accès à l’éducation à la sexualité, pour le droit à la contraception, la lutte contre les violences ou encore le droit à l’avortement. Les locaux du réseau, issus d’un mouvement féministe et d’éducation populaire présent dans toute la France, sont aujourd’hui une référence en terme de sensibilisation des populations. 

Au sens large, d’autres lieux de sensibilisation existent. On pourrait parler de tous les centres éducatifs, comme les écoles, les bibliothèques publiques, les médiathèques, qui permettent également, à échelle locale, d’éduquer et sensibiliser le public qui s’y rend. En France, ces espaces, dont une grande partie est gérée par les services publics, sont pensés comme étant accessibles à tous, sans limite de revenu ou de quelconque autre chose qui pourrait s’avérer discriminante. Ils doivent donc permettre à tous les citoyens de se cultiver, d’apprendre, d’accéder à une éducation, de se sensibiliser à certains sujets sociaux, politiques, économiques… 

Photo Shridhar Gupta via Unsplash

Pensées en amont de la construction, les fonctionnalités des bâtiments peuvent s’adapter aux morphologies urbaines et à leur environnement. Les bâtiments acquièrent par là une capacité d’action et d’éducation du public qui les fréquente, qu’il soit local ou plus large. Au point que certains espaces urbains deviennent symboliques d’un sujet ou d’une cause en particulier dans les esprits ! Par exemple, la fondation Good Planet de Yann Arthus Bertrand, dans le bois de Boulogne à Paris, est intimement liée avec le sujet de sensibilisation à l’écologie. Le lieu devient presque symbolique d’un mieux agir pour la planète, car il est imprégné du sujet et permet de transmettre à son tour des enseignements aux visiteurs. Un peu sur le même modèle, BASE à Paris (10eme), est un lieu de sensibilisation aux problématiques de justice climatique et sociale. Cet espace se donne en effet pour objectif de sensibiliser, mobiliser et agir pour la justice climatique et sociale, à travers un bar associatif, des espaces de coworking et une grande proximité avec la communauté d’acteurs présents sur le site, ou les simples visiteurs. 

Aujourd’hui, l’espace public se transforme et évolue selon les grands enjeux de société. De plus en plus, les noms de rues et de places s’adaptent aux évolutions sociétales. Dénoncées pour le délaissement des noms féminins ou encore de noms racisés, de nombreuses villes ont récemment changé la dénomination de leurs rues. Ce phénomène montre une grande évolution sur certains sujets sociaux, et l’adaptation de nos villes à ces changements. Une forme de sensibilisation des citadins aux sujets du sexisme et du racisme. Toutes ces transformations en apparence anodines, révèlent des états d’esprits, des coutumes, des traditions en pleine mouvance et transition. Aussi, changer le nom des rues de nos villes marque un vrai pas symbolique vers plus d’inclusivité dans la ville. On pourrait presque dire qu’il s’agit d’une forme de sensibilisation “passive”  espaces urbains : changer notre décor urbain quotidien peut participer à la sensibilisation des citoyens. Parce que finalement, changer notre cadre de vie, c’est aussi peut-être transformer notre perception du monde qui nous entoure. 

La fabrique urbaine a plus que jamais son rôle à jouer dans la création de lieux ouverts, accessibles à tous, afin de favoriser l’échange et le dialogue sur des sujets importants de société. Peut être qu’à l’avenir, les tiers lieux joueront encore davantage un rôle de “centres de sensibilisation”, de manière plus informelle que peuvent l’être aujourd’hui les centres de médiation en ville.

Photo de couverture Ehimetalor Akhere Unuabona via Unsplash