Johanna Dagorn et Arnaud Alessandrin sont sociologues. Ils sont chercheurs associés au Laboratoire Cultures Education Sociétés (LACES) à l’Université de Bordeaux Montaigne. Ils co dirigent la revue « Les Cahiers de la LCD » ainsi que l’Association de Recherche et d’Etude sur la Santé, la Ville et les Inégalités (ARESVI), et l’Observatoire Bordelais de l’Égalité, instance urbaine de diagnostic en matière de lutte contre les discriminations et de promotion de l’égalité dans la ville de Bordeaux. Ils ont coécrit le livre Le rôle de la ville dans la Lutte Contre les Discriminations, paru en décembre 2020.
Comment la ville participe-t-elle à la production des inégalités et des discriminations ?
AA : La ville produit des inégalités d’abord en ne faisant rien ! Dans de nombreux cas, en croyant que l’espace public est neutre, et universel parce que public, la ville contribue très fortement à produire des inégalités. Les sentiments de mépris, d’injustice, de discriminations peuvent aussi être produits par les villes qui excluent les citoyennes et les citoyens en ne les écoutant pas. Dans nos enquêtes, nous avons vu aussi des villes qui produisent des discriminations en les hiérarchisant les unes vis-à-vis des autres. On se retrouve alors à produire plus d’inégalités, de discriminations, par un jeu de vase communicant, du côté de celles et ceux qui ne sont pas pris en considération. Enfin, la communication, parce qu’elle peut produire un sentiment de discrimination, est à prendre en grande considération pour que tout le monde puisse se sentir habitant ou habitante de la ville.
La question du genre est parfois appréhendée indépendamment des autres formes de discriminations. Pourquoi insistez-vous sur l’importance de croiser les discriminations ?
JD : La question de l’approche des discriminations intersectionnelles est fondamentale pour nous. Ce que montrent nos enquêtes, c’est que les discriminations dans la ville affectent les individus différemment en fonction des moments, de l’espace considéré et de la typologie d’individus. Par exemple, une jeune fille issue de l’immigration aura plus de facilité pour obtenir un logement en bénéficiant d’un stéréotype favorable (« c’est une femme donc elle est soigneuse, etc. »), qu’un garçon issu de l’immigration dont les stéréotypes lui seront complètement défavorables. La dimension croisée est tout à fait pertinente car elle permet de nuancer, population par population, l’expérience urbaine. La question du genre dans la ville ressort, car les femmes sont avant tout les personnes les plus victimes d’agressions dans cet espace.
Pourquoi les villes sont-elles des espaces privilégiés pour changer les choses sur ces questions de genre ?
JD : La ville a une responsabilité importante dans la manière avec laquelle elle va pouvoir ou non insuffler une politique d’égalité et surtout d’inclusion, au sens propre du terme. Dans des municipalités gérées par le Rassemblement national, on voit bien l’impact des politiques sur les personnes qui sont potentiellement discriminées ou ‘discriminables’. Pour changer les choses, nous croyons profondément à l’articulation entre le travail des « personnes de terrains », les politiques, les associations, et la recherche, sachant bien évidemment que ce ne sont pas des sphères cloisonnées.
Et nous croyons beaucoup au pouvoir du politique à l’échelle locale. Cela est davantage compliqué à une échelle plus globale ; en fonction des priorités qu’il se fixe, le politique a les moyens de changer énormément de choses concernant la question des discriminations.
Quelles sont les solutions urbaines concrètes qui vous paraissent les plus pertinentes pour rendre nos villes réellement inclusives ?
AA : Dans la politique de la ville, il existe des solutions urbaines immédiates pour lutter contre les inégalités de sexes ou de genres. On peut penser à des aménagements urbains : les femmes rappellent souvent l’importance des aménagements et de l’éclairage.
On peut penser aussi à la nécessaire constitution de « service égalité » au sein des mairies. En effet, quand les services dédiés font défaut, on observe que la question de l’égalité entre les sexes ou la question de la lutte contre les LGBTphobies disparaissent pour ne revenir sur le devant de la scène médiatique que lors des journées comme le 8 mars où l’on parle de ces questions. Sans ces services, nous croyons qu’il n’y a pas de politique active de lutte contre les discriminations qui soit possible. La communication importe beaucoup également.
Un exemple de ville qui œuvre au quotidien sur ces questions d’égalité des genres ?
JD : Quand je dis que les villes s’engagent contre les violences faites aux femmes, je peux les compter sur les doigts d’une main. Rennes est l’une de ces villes qui se démarque par son travail sur ces questions d’égalité. Depuis longtemps, la ville a cette culture de l’égalité, prenant en compte non seulement les inégalités de genre, mais aussi les inégalités sociales. C’est en particulier vérifiable par sa politique de logement, même si celle-ci est toujours restée assez volontariste. Cette culture de l’égalité est une question qui se pose aussi avec l’alternance politique possible à l’occasion des élections municipales, tous les 6 ans. Je m’interroge sur l’idée que les villes qui changent d’impulsion politique fréquemment ont peut-être moins facilement la perspective de la continuité dans le combat pour l’égalité.
À Rennes, justement, la municipalité est en train de mettre en place un « budget genré ». Ce dispositif vous paraît-il intéressant pour construire une ville inclusive ?
JD : La question du budget genré est excessivement complexe. Je ne suis pas contre dans l’absolu, mais c’est un dispositif compliqué à mettre en place et qui pose deux difficultés principales. D’abord, si vous prenez des critères qui vous arrangent, vous pouvez facilement obtenir un très beau budget genré ! Ensuite, aborder la question du genre sans prendre en compte la question des discriminations et des inégalités sociales me paraît extrêmement dangereuse. Si vous regardez uniquement le sexe pour faire ce budget, le risque est que vous le fassiez au détriment d’autres inégalités. Par exemple, si on considère au sujet d’un aménagement de skatepark qu’on a assez donné aux garçons, cela peut conduire à l’exclusion des garçons les plus discriminés et les plus victimes d’inégalités sociales, au bénéfice de filles issues de catégories sociales plus favorisées. Je me méfie des critères qui sont employés. Le budget genré est un outil pertinent s’il est intersectionnel, croisant la question des inégalités sociales et la question des discriminations. C’est à mon avis un processus long, très coûteux et complexe, car il faut qu’il parte de la volonté des individus.
AA : Ce qui est intéressant avec le budget genré, c’est le constat qu’il impose. A défaut de donner une solution immédiate, il permet de poser la question : comment se fait-il que de l’argent public ne soit pas également réparti entre les sexes ? Cela ne veut pas dire que la réponse soit simple…
Des récents mouvements comme #metoo sont-ils à l’origine de cette prise de conscience des questions de genre dans la ville ?
JD : Le mouvement #MeToo n’a pas touché toutes les catégories de femmes. Nos enquêtes dans les Quartiers Prioritaires de la Politique de la Ville (QPV) montrent que les femmes ne se sentent pas concernées par le mouvement. Le mouvement touche essentiellement les étudiantes, qu’elles soient ou non féministes, les cadres aussi. Elles sont issues des catégories sociales favorisées. Grâce à MeToo, on a d’une prise de conscience plus globale, au-delà des cercles de culture féministe. Mais pour l’instant, force est de constater aussi qu’il n‘a pas perfusé tous les milieux sociaux. Avec MeToo, il y a un grand changement par rapport aux mouvements des années 1960, comme le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), qui étaient des mouvements de femmes qui parlaient entre elles et n’interpellaient pas nécessairement la justice ou la police. Après Metoo, les étudiantes se sont mobilisées différemment, elles se sont beaucoup organisées pour pouvoir agir et interpeller directement, l’interpellation étant à la fois médiatique, politique et judiciaire.
AA : Il me semble que les questions de genre et de ville ont été saisies par les collectivités territoriales avant le #MeToo. La prise de conscience avait commencé avec les chiffres très marquants qu’avait dévoilé dans un rapport en 2015 le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes qui révélait que « 100% des utilisatrices des transports en commun ont déjà été victimes de harcèlement sexiste et sexuel au moins une fois au cours de leur vie », un chiffre corroboré par les enquêtes que nous avons mené. Il y a eu des agressions qui ont marqué, des agressions filmées, médiatisés qui ont conscientisées à la fois les citoyens et les élus, les collectivités et les services. Les médias et les réseaux sociaux ont ce pouvoir qui n’apparaissait pas avant, d’exploser les espaces de visibilité. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus faire comme si nous ne savons pas que les discriminations de genres existent dans l’espace public, puisque tout le monde est au courant.
Photo de couverture Raquel García