Dans la majorité des grandes villes américaines des regroupements d’architectes, d’urbanistes et de paysagistes volontaires s’organisent pour mettre leur talent et leur temps libre au service de projets initiés par des citoyens. Il existe ainsi une centaine de centres de design communautaires (Community Design Center) répartis sur le territoire.

Ces centres contribuent à la revitalisation des quartiers sensibles en rendant possible l’aménagement d’espaces favorables au loisir, la transformation de bâtiments vacants ou la réinvention de terrains laissés à l’abandon.

Pour comprendre la raison d’être de ces centres et la motivation qui pousse les professionnels à donner de leur temps, il faut regarder du côté de l’histoire de ces villes.

Formation des quartiers populaires

Au début du vingtième siècle, plus d’un million et demi de noirs américains – travaillant majoritairement dans le secteur agricole – ont quitté les états du Sud à la recherche d’une vie moins rude.
La plupart s’établissent dans les villes du Nord, puis du Midwest et du Nord-est des État-Unis, répondant à un besoin en main d’œuvre dû à l’essor industriel et au départ d’ouvriers pour la Première Guerre mondiale. Des villes comme New York, Baltimore, Philadelphie ou Detroit connaissent ainsi une explosion de leur population de couleur entre 1910 et 1930.

Les afro-américains ne rejoignent pas le Nord uniquement pour des raisons économiques, ils espèrent aussi échapper à la ségrégation raciale sévissant dans le Sud.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la pression démographique dans les centres-villes s’intensifie avec l’arrivée d’européens et le retour des vétérans. L’État fédéral américain décide alors d’investir dans la construction de logements en périphérie des villes, destinés aux citoyens de classes aisées qui sont les seuls à pouvoir bénéficier de prêts bancaires.
Ce mouvement, connu sous le nom de white flight, donne naissance aux ghettos au centre des villes américaines, où se regroupent les populations aux ressources limitées. L’enracinement des populations afro-américaines dans ces ghettos urbains s’intensifie avec la grande crise de 1929 et le déclin des emplois dans le domaine industriel.

En montant au Nord, les noirs américains n’échappent malheureusement pas à l’oppression raciale. Si celle-ci s’exprime de façon moins violente et personnalisée qu’au Sud, elle reste néanmoins très présente: inégalité salariale, refus d’accès à certains postes, refus de prêts bancaires et pratique du redlining*.
En réponse à ces discriminations, les communautés noires s’organisent pour revendiquer leurs droits en tant que citoyen, c’est le Civil rights movement.

La tension est à son comble après l’assassinat de Martin Luther King en avril 1968 et en dépit d’un appel au calme par de nombreux leaders, une vague d’émeutes se propage dans plus de 120 villes.

Baltimore, située dans le Maryland, reste l’une des villes emblématiques de ces émeutes, faisant 6 morts, 700 blessés et des dommages matériels qui furent estimés à plus de 13 millions de dollars.

Réparer les dégâts

En juin de cette même année, lors de la 100ème convention de l’Institut Américain des Architectes (American Institute of Architects), Whitney M. Young, alors directeur du pôle urbain de l’Institut, pris la parole pour sensibiliser les professionnels de l’aménagement au rôle qu’ils avaient joué dans la création des conditions qui avaient mené aux émeutes: construction des banlieues aisées en périphérie, développement des voies rapides qui intensifiaient le processus de white flight, etc.

Cette sonnette d’alarme résonna particulièrement aux oreilles d’architectes de Baltimore qui décidèrent de s’unir pour s’atteler à la revitalisation de quartiers populaires touchés par les émeutes. Le premier centre de design communautaire était né. Il prit le nom de Neighborhood Design Center (Centre de Design du quartier).

Pour en apprendre plus sur les services rendus par le Neighborhood Design Center (NDC), je suis allée à la rencontre de Jennifer Goold, actuellement directrice de l’organisation.

Jennifer Goold Jennifer Goold – Directrice du Neighborhood Design Center (NDC)

Depuis sa création en 1968, le NDC a travaillé sur plus 3 000 projets pro bono**.
Pour illustrer le travail de son organisation, Jennifer m’emmène voir deux de leurs projets en cours.

 Reservoir Hill Reservoir Hill au sein de Baltimore

On se rend d’abord sur le site du futur Whitelock Community Park. Ce terrain, entouré de jolies maisons victoriennes, se situe à Reservoir Hill, un quartier de Baltimore en transition.

En 2013, le Reservoir Hill Improvement Council, une organisation dédiée à la revitalisation du quartier, a fait appel au NDC pour établir l’esquisse des plans d’aménagement du Whitelock Community Park.

Le NDC a mis en place un processus collaboratif au cours duquel les résidents ont pu exposer leurs besoins à des paysagistes et designers volontaires qui se sont chargés de traduire leurs intentions en image.
Sur les plans finaux réalisés par le NDC, on trouve entre autres un espace dédié aux événements communautaires et une zone agricole, entourés de verdure.

Whitelock Community Park Whitelock Community Park – Plan établi par les volontaires du NDC

Une fois achevé, ce parc – adjacent à un jardin communautaire en plein essor  (Whitelock Community Farm) – contribuera à refaire de la rue Whitelock le coeur citoyen du quartier.

Whitelock Community Farm

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Remington au sein de Baltimore

Jennifer me conduit ensuite au Remington Neighborhood Park, un parc en cours d’aménagement situé dans l’un des quartiers les plus métissés de Baltimore. Remington a conservé une atmosphère villageoise et populaire, malgré l’arrivée récente de nombreux résidents et l’installation de nouveaux commerces.
Mandaté par le Greater Remington Improvement Association (GRIA) en charge du développement du parc, le NDC a constitué une équipe d’urbanistes volontaires.

Les plans établis par les urbanistes ont permis au GRIA de présenter une vision concrète de leur espace à leurs commanditaires. Au Remington Neighborhood Park, on distingue déjà des assises, une aire dédiée aux jeux, ainsi qu’une zone agricole: un espace de rencontre entièrement imaginé par les résidents.

Jennifer précise que les services du NDC ne se limitent pas qu’aux parcs. Son organisation accompagne tout type de projets portés par la communauté visant à revitaliser l’espace public; que ce soit la transformation d’un bâtiment vacant, l’amélioration d’une devanture, l’organisation spatiale d’un marché communautaire, l’aménagement d’une cour d’école ou le développement d’une stratégie de végétalisation propre à un quartier.

« Notre objectif est de fournir les plans préliminaires permettant aux communautés d’accéder à un soutien financier. Avec les plans en main, les résidents sont en capacité d’illustrer clairement leur vision et de mettre en oeuvre le concept de leur choix. »

Afin que leurs services soient le plus accessible possible, le NDC travaille avec des budgets restreints. Pour la production de plans d’aménagement, les prix vont de 220 à 1 300 euros, ce qui est bien en-dessous des tarifs habituels.
Si nécessaire, afin de donner à l’organisation porteuse du projet le temps de lever des fonds, le NDC ne facture qu’à la fin du processus. Et si l’organisation n’est pas en mesure de payer, elle peut toujours recevoir de l’aide dès lors que son projet est éligible. Le NDC fait ainsi tout pour que le manque de ressources des organisations communautaires ne constitue pas une barrière au changement.

Pour Jennifer, le projet réalisé n’a pas nécessairement besoin d’être permanent. En effet, il s’agit plus d’un outil d’organisation communautaire, un moyen de créer du lien social au sein d’un même quartier.

Au cours du processus, l’ensemble des parties prenantes – designers volontaires et membres des organisations communautaires – développent des relations étroites avec les résidents. » souligne-t-elle.

Pour mettre en œuvre concrètement leur projet une fois les fonds obtenus, les organisations communautaires sont libres d’engager les professionnels de leur choix, designers volontaires inclus. Cette pratique, qui serait perçue comme de la concurrence déloyale en France, incite certainement les designers à donner de leur temps. En plus d’étoffer leur curriculum, leur volontariat débouchera peut être sur l’obtention d’un contrat.

Alors que le NDC ne fournit que les plans préliminaires aux organisations communautaires, d’autres centres de design choisissent d’accompagner les organisations jusqu’à la réalisation des projets. Mais se faisant, ils réduisent le nombre d’organisations qu’ils sont en mesure d’accompagner.

Indépendamment du service qu’ils fournissent, « les centres de design communautaires contribuent à plaider en faveur d’un développement urbain et d’un meilleur investissement de la municipalité dans les quartiers populaires. » conclue Jennifer.

Après avoir travaillé dur pour embellir leur quartier, les communautés doivent affronter un challenge d’une autre envergure: faire face à la convoitise des promoteurs, à l’augmentation des prix, à l’embourgeoisement…

D’autant plus que dans certaines villes – notamment à Baltimore – aucune politique publique n’encadre l’augmentation des loyers. La menace de la gentrification ne freine pas la motivation des résidents qui souhaitent, comme tout le monde, jouir d’un bel espace de vie.

« Le plus alarmant est qu’il reste des quartiers où rien ne se passe. » déplore Jennifer. « Des endroits où le delta entre ce qu’il faudrait investir pour que le marché immobilier soit fonctionnel et l’état dans lequel il se trouve actuellement est tellement grand qu’un investissement de notre part n’aurait aucun effet. »

Des solutions restent à trouver pour renverser la dynamique de ces quartiers, et à travers le pays, les centres de design communautaires prennent activement part à cette recherche.

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* Le redlining consistait à délimiter d’une ligne rouge les zones urbaines non admissibles à la réception de financement. Cette pratique discriminatoire a particulièrement affecté les communautés noires.

** Pro bono est l’abréviation de l’expression latine pro bono publico, signifiant «pour le bien public» et faisant référence aux pratiques de bénévolat de compétences, soit au travail fourni gratuitement par des professionnels.