J’ai quitté Bogota le 16 mars, dans l’urgence. Le monde du voyage a bien changé depuis quelques semaines, depuis l’apparition de l’épidémie du COVID-19. Une situation sanitaire qui conduit aujourd’hui toutes les frontières à se fermer les unes après les autres, les populations à se confiner chez elles, parfois même à adopter les comportements les plus absurdes : dévaliser les supermarchés de papier toilette, ou bien se ruer sur l’achat d’armes, en ce qui concerne les États-Unis. Une situation que personne ne connaît, que beaucoup veulent encore nier, et qui pourtant est bien là, omniprésente.
Alors qu’il y a peu de temps encore, nous pensions être bien protégés à Bogota, avec pour objectif de rester dans cette région du monde pour plusieurs mois, nous avons découvert peu à peu un basculement dans la panique, et dans ce que l’on peut appeler désormais une véritable crise : la France est contaminée, considérée aujourd’hui comme une zone à risque. Ce passeport qui trois semaines avant nous garantissait le passage de la plupart des frontières du monde, fait aujourd’hui de nous des pestiférés. Le droit à voyager qui s’affirme et se confirme chez toute une génération de jeunes partis sur les routes pour se sentir libre ou que sais-je, est aujourd’hui mis à mal, on ordonne les gens de rester chez eux, de rester loin les uns des autres, on restreint les liaisons aériennes, maritimes, terrestres, on ferme les lieux de la vie sociale et de la vie publique. Celui qui est en mouvement se voit criblé de reproches – même s’il ne cherche qu’à trouver refuge pour se confiner aussi.
Pour la première fois de ma vie, j’ai acheté un billet pour le lendemain. Le jeudi, je prévoyais encore mon excursion à Medellin, le vendredi, l’ambassade nous sommait de rentrer, le dimanche, le billet était pris pour le lundi. Un changement de situation fulgurant. Le passage de Bogota, une ville encore tranquille et joyeuse quand je l’ai quittée, à Paris, vide, morne, aseptisée, était assez brutal. La situation bouleverse complètement l’ensemble de nos repères et de nos habitudes, et l’on peine encore bien trop souvent à accepter cela. Et surtout, on laisse l’état sanitaire des populations s’aggraver parce que l’on ne veut pas voir, pas sortir de la grande marche implacable et interrompue de l’économie actuelle.
Les aéroports en sont une belle illustration. Je suis arrivée à El Dorado, à Bogota, après la nuit tombée. Devant toutes les recommandations de mes proches, j’ai acheté un masque, puisque l’on pouvait encore en trouver facilement en Colombie. Moi qui ne pensais pas revoir ce lieu avant quelques mois, m’y voilà projetée brusquement, isolée, emmitouflée dans un masque auquel je peine, dans un premier temps, à m’habituer. Ici se mêlait à la fois la désolation d’un lieu immense, vidé de son activité, et la panique de ces quelques étrangers, prêts à tout pour pouvoir rentrer chez eux. Des gens qui sont revenus deux, trois, quatre fois faire la queue au comptoir, espérant avoir une place, sinon dans l’avion, au moins sur liste d’attente. Des gens qui se sont retrouvés à devoir payer un billet 4000 euros, parce que toutes les compagnies alternatives faisaient des escales dans des pays qui n’acceptaient plus de français ou qui n’assuraient plus tous leurs vols. Des billets annulés, du jour au lendemain. Des informations qui fusent, dans tous les sens : partir, rester ? Les pays vont-ils fermer leurs frontières, et quand ? Quelle va être la situation ici ou là ? Doit-on s’en remettre à l’ambassade, aux compagnies aériennes, que peut-on espérer de qui, et comment envisager l’arrivée en France ? Peut-on encore s’y déplacer ? Avons-nous le droit d’utiliser les transports ? Existe-t-il encore des transports ? Comment, finalement, rentrer chez soi ?
L’aéroport est le lieu du transfert, du voyage, du mouvement. Un lieu où des populations du monde entier peuvent se rencontrer. Dans un contexte pareil, l’enjeu était pourtant de pouvoir éviter tout le monde, de surtout se protéger contre une éventuelle contamination, contre le moindre contact un peu trop rapproché. Malgré tout, ces lieux dont l’activité était à la fois récriée, crainte de plus en plus – après tout, c’est bien l’activité aérienne qui a permis au virus de se propager aussi vite – devenaient en même temps un ultime refuge, un espace de solidarité, une porte de sortie pour des gens qui cherchaient simplement à rentrer chez eux.
À l’arrivée à Roissy-Charles de Gaulle, là encore, la réalité était assez difficile à croire. Le regard solennel du personnel, l’atmosphère pesante de tous ces gens qui appréhendaient le confinement, la perception de ces longs couloirs et terminaux vides, éteints, fermés. Une réorganisation de l’activité pour le moins contradictoire : alors qu’il fallait manifestement restreindre les contacts entre les gens, les livraisons de bagages se chevauchaient sur un même tapis, de sorte que les passagers de trois ou quatre avions s’entassaient pour récupérer le leur. Et en même temps, des masques, partout, des gens qui se nettoyaient frénétiquement les mains, des regards un peu méfiants – ce genre de regard de reproche que l’on sera amenés à croiser de plus en plus. Un lieu d’entre deux où le confinement ne peut pas encore s’appliquer, où les gens qui arrivent sont théoriquement hors-la-loi, et en même temps, accueillis tant bien que mal dans ce nouveau quotidien.
Depuis la Colombie, nous n’avons pas eu l’occasion de suivre le développement de ce climat d’angoisse, aussi lorsque le taxi nous dépose devant chez nous, lorsque l’on réalise enfin que nous sommes assignés à résidence, on en prend conscience d’un seul coup. On passe d’une ville bruyante, colorée, agitée, à un Paris sombre et statique.
On ne fait pas partie de ceux qui ont fui la ville, tout simplement parce qu’on n’a pas eu le temps d’y réfléchir. On rentre après quelques mois, sans avoir la possibilité de voir personne, comme si notre retour n’avait pas eu lieu. On garde les mêmes sociabilités virtuelles avec nos proches, comme si nous étions arrivés, sinon chez nous, dans une réalité parallèle, fantôme. Et on a traversé des lieux qui, eux aussi, étaient en partie devenus des lieux fantômes. Des lieux dont l’activité et l’existence même sont remis brusquement en question. Pas seulement parce que ce temps de confinement nous invite à réfléchir sur les modèles économiques et les transformations sociétales qui pourraient découler de cette crise, mais aussi simplement par les paradoxes qu’il crée dans certains espaces.
Car là où la ville s’est arrêtée progressivement et vidée, là où la vie urbaine s’épuise et disparaît pour un temps, les aéroports concentrent à la fois la désorganisation économique, et l’incompréhension, la peur de ce qui nous arrive. S’ils peuvent être, en temps normal, une porte d’entrée – ou de sortie – vers la ville, ils se font aujourd’hui les reliquats d’une activité sociale, économique, les derniers témoins de la mondialisation. Une mondialisation désormais teintée de panique face au vide spatial et social qui transforme, durablement peut-être, nos espaces et modes de vie urbains.
À Bogota, aujourd’hui confinée à son tour, se pose un problème majeur qui trouve un écho dans d’autres régions du monde : le travail informel. Le travail, pour ainsi dire payé au black – notamment une partie du secteur de la restauration – ne permet pas aux populations payées au jour le jour de voir venir. Un mode d’activité qui n’est pas du tout adapté à cette suspension du temps, à cet arrêt brusque de tout mouvement. Une forme de spontanéité et de vision du temps court, que vient bousculer, et menacer cette longue immobilisation.
Dans les pays les plus touchés aujourd’hui, on se confine ainsi pour notre propre survie, tout en espérant que la vie reprendra ensuite normalement son cours, activité par activité, sociabilité par sociabilité. Mais qu’en est-il de ces vies urbaines qui n’ont pas le luxe de la prévoyance ? Quel avenir pour ces villes dont l’activité s’organise parfois au jour le jour ?