Les deux premiers volets de cette étude consacrée au gratte-ciel européen ont permis de mettre en lumière ce qui autorise et limite, des points de vue culturel et symbolique puis réglementaire, la construction de grande hauteur en Europe occidentale (1 et 2).

Il en ressort une forme d’exorcisation de la tour en tant qu’empilement primaire d’unités modulaires. C’est-à-dire qu’un tel gabarit, pour exister dans la ville patrimoniale, doit se distinguer de la simple construction par la volonté de dépasser des objectifs purement fonctionnels : « faire œuvre », proposer un objet digne d’appréciation esthétique.

L’idée fait penser à La dimension cachée  d’Edward T. Hall (1966), ouvrage dans lequel l’anthropologue américain affirmait parmi les premiers que « les peuples de cultures différentes vivent dans des mondes sensoriels différents ». Ainsi, ils structurent et expérimentent l’espace en fonction d’un « crible ou un filtre sélectif qui accepte certains types de données et en rejette d’autres. »

Sans ouvrir une vaine polémique, on entrevoit ici une contradiction surtout valable en France : la grande échelle verticale est plus encline à la diabolisation que ne l’est le gigantisme horizontal, qu’illustrent les kilomètres de boîtes métalliques plantées dans les périphéries commerciales (et illisibles) des villes. Si l’urbanisme commercial apparaît bien souvent générique, grégaire et opportuniste, il n’entraîne pas de commune levée de boucliers. Fin de la parenthèse.

Portraiturer le gratte-ciel européen est chose difficile tant il y a d’éléments à prendre en compte et à interpréter. Bien qu’imparfaite car incomplète, cette troisième partie dessine les contours d’une définition et clôt cet éclairage sur la grande hauteur.

Jacques Hourlier, restauration de la ville de Sienne au Moyen-Âge – L’Architecture, 1931.

1. Une confluence de principes

La généralisation du gratte-ciel en Europe est un des indices de la mondialisation architecturale pouvant entraîner dans son sillage la perte d’identités urbaines différenciées. Par leur réglementation sur les tours, Londres et Vienne redéfinissent en partie leur culture architecturale tout en voulant lutter contre le risque de ville anonyme, franchisée ou interchangeable.

Ce travail à l’échelle de chaque ville fait qu’il n’y a pas, à proprement parler, de gratte-ciel canonique européen. Mais il y a des dénominateurs communs entre chaque construction :

  • la taille, même si la ville ne plafonne pas les hauteurs. On le rappelle, environ 85% des gratte-ciel érigés dans l’Union Européenne n’excèdent pas les 200 mètres, The Shard détenant le record des 309 m. Autre point de détail, les méga-tours (Burj Khalifa) s’accompagnent d’un pourcentage de hauteur parfaitement inexploitable (« Vanity height ») du fait d’une ossature « opulente » et donc consommatrice d’espace. Ces tours sont avant tout un coup d’éclat médiatique.
  • la grande adaptabilité de la typologie à la matrice urbaine
  • l’innovation formelle, qu’explique en partie le 2e point
  • la qualité des matériaux et leur mise en œuvre (avec les effets de matière qui en résultent)
  • le coût élevé : il est plus onéreux de construire à Londres qu’à Shanghai ou aux Émirats Arabes Unis (prix du foncier, conception, réalisation)

« Vanity height » : section de l’élévation inutilisable

Il faut ajouter à ceci la volonté depuis une dizaine d’années de rénover les premières générations de tours et, dans la même optique, de revitaliser les dalles par la construction de bâtiments intermédiaires venant connecter les tours au sol naturel. La rénovation/agrandissement de tours ou la reconstruction sur un terrain déjà amorti – des opérations prévues par le plan de relance de La Défense – sont une solution moins onéreuse pour construire haut tout en s’assurant une meilleure rentabilité (coûts de construction moindres et loyers abordables).

Tour CB 31 (Pierre Dufau, 1974) puis First (Kohn, Pederson & Fox, 2011), La Défense

Centre commercial Beaugrenelle, Valode et Pistre, Paris, 2013

La rentabilité de la tour repose sur une variété de critères : l’emplacement, l’optimisation du foncier, les frais de préparation et de construction, la consommation d’énergie et l’exploitation du site (taux d’occupation, lié à fonctionnalité des plateaux et la fluidité des circulations verticales). Ce dernier élément explique l’incitation toujours plus forte en Europe à la construction de tours mixtes aux plateaux modulables. Du point de vue des promoteurs c’est un moyen de diviser le risque d’un projet en offrant plusieurs possibilités de marché.

En plein cœur d’Amsterdam, la future tour A’dam (Amsterdam Dance and Music tower) à la com’ enthousiasmante fera bientôt oublier l’ancien immeuble de bureaux en proposant une mixité des plateaux orientés vers la musique et la créativité. Les derniers étages ouverts au public confirment la volonté de faire de la tour un futur haut lieu de la vie amstellodamoise.

2. Architecture de l’interstice

Le XXIe siècle se caractérise en Europe par une architecture de l’interstice et le gratte-ciel n’y échappe pas, qu’il s’immisce dans un site ou agisse en pacemaker d’une zone à rénover. Les différentes morphologies qu’épouse la typologie répondent, dans la majorité des cas, à une situation urbaine complexe façonnée par les nécessités contemporaines (infrastructures, logements et bureaux, rénovation de quartiers et protection du patrimoine). A bien y songer, la tour du français Christian de Portzamparc à New York (1999) – véritable chef d’œuvre – apparaît comme le premier indice de cette démarche.

Tour LVMH, Christian de Portzamparc, New York, 1999

Tour CMA-CGM, Zaha Hadid, Marseille, 2009

(commentaire dans l’émission « Sur les Docks » de France Culture, à partir de la 30e minute)

Tour CBX/Dexia, Khon Pedersen Fox Associates et SRA (Saubot, Rouit et Associés), 2005

Tour Colorium, Alsop Architects, Düsseldorf, 2001

Que la tour soit en amande, pyramidale, fragmentée ou bien encore cinétique, elle est une critique implicite mais engagée du fonctionnalisme moderne et les projets de tours enchâssées dans un ilot sont le paroxysme de cette adaptation de la typologie à la ville. De même, l’association de la tour à d’autres volumétries basses disposées à son pied est une manière de gérer la rupture d’échelle si problématique, en connectant la tour à son environnement. Dominique Perrault parle en ce sens d’ « entités réactives ». Cette réflexion sur les espaces publics et semi-publics donne lieu à une richesse d’articulations entre l’horizontale et la verticale, comme l’illustre la dilatation du mur rideau des tours CMA-CGM, Broadgate et Ava.

Tower 185, Christoph Mäckler, Franckfort, 2011 / Norddeutsche Landesbank, Behnisch Architekten, Hanovre, 2002 / Malietoren, Benthem Crouwel, La Haye, 1996 / GSW Tower, Sauerbruch Hutton Architekten, Berlin, 1999 / Alto Vetro Tower, Shay Cleary Architects, Dublin, 2008

Neubau der Europäischen Zentralbank, Coop Himmelb(l)au, Francfort, 2013 / Tour Diamantone, KPF, Milan, 2012 / Tour Victoria, Gert Wingårdh, Stockholm, 2011 (« People want Stockholm to be a low city », déclarait l’architecte suite à la polémique engendrée par la tour / Tour Habitat Sky, Dominique Perrault, Barcelone, 2007 

Norddeutsche Landesbank, Behnisch Architekten, Hanovre, 2002 / Turning Torso, Santiago Calatrava, Malmö, 2005 / Tour Commerzbank, Norman Foster, Francfort, 1997 / Tour Euralille, Christian de Portzamparc, Lille, 1995 / Tour Gasometer B, Coop Himmelb(l)au, Vienne, 2001

Tour Ava, Manuelle Gautrand, La Défense, livraison 2018 / Tour Phare, Morphosis, La Défense, 2018? / Tour Broadgate, S.O.M., Londres, 2009

Il en ressort un traitement particulier des élévations, différenciées en fonction de leur orientation (soleil et voisinage), une réflexion inédite sur l’aménagement des plateaux autour des colonnes de circulations verticales et une audace structurelle particulièrement lisible au niveau de l’accroche au sol. La technicité de la tour européenne (organisation, structure, fonctionnalisme écologique, implantation) dote la typologie d’un effet de présence.

A La Défense, la tour D2 se présente comme la première grande tour française à noyau en béton et structure porteuse en acier : son plan en forme de poire est l’occasion de développer trois profils distincts selon les vis-à-vis. L’usage de l’acier a permis cette souplesse de conception (les autres candidats optèrent pour le béton comme matériau principal) et le faible encombrement des poutres génère des plateaux libres de tout pilier ainsi plus facilement habitables et reconfigurables.

Tour D2, Anthony Béchu et Tom Sheehan, La Défense, 2015

Des gratte-ciel européens ressort donc l’importance du plan, de la surface, de la coupe et du volume :

  • Le plan urbain, en ce qu’il est instrument privilégié de la morphologie urbaine contre et avec lequel travaille la tour
  • la surface, en ce qu’elle est façade, enveloppe, peau, système de représentation
  • la coupe qui, incisive, fractionne la complexité des réseaux urbains qu’elle fédère en son sein
  • le volume, en ce qu’il imprime une nouvelle monumentalité à l’échelle de la rue ou de la ville et permet de réunir des unités programmatiques variées.

Tour Rogier (ex-Dexia), Bruxelles, Philippe Samyn & Partners, Michel Jaspers, 2006

3. Un horizon à risques ?

La présentation des législations de Vienne et Londres a pu révéler des séries de mises en perspective, de vues contrôlées selon des points de vue hiérarchiquement situés qui permettent au gratte-ciel de se placer dans un tissu de relations tout en conservant une autonomie propre : cet écho à la « théâtralité urbaine » n’est pas sans rappeler certains principes séculaires d’aménagement de la vieille Europe.

Tour Agbar, Jean Nouvel, Barcelone, 2005 // Athanasius Kircher, Turris Babel, Amsterdam, 1679 // Ernest Hébrard et Hendrik Christian Andersen, Cité mondiale, 1913

Les tours isolées (Agbar, Beetham, Turning torso) impriment une polarité dans la ville, comme un point focal qui permet à tout un dispositif spatial de se mettre en place : orientation, repère, évaluation des distances, perspective. Cette franche rupture d’échelle provoque le parcours du regard et contrecarre l’illisibilité horizontale qui survient généralement dans les franges élastiques des villes.

Panorama de Barcelone

À Manchester, la tour Beetham (2006) de Ian Simpson divise l’opinion

Le gratte-ciel renouvelle donc le rapport entre architecture et culture visuelle et cherche à impulser une interconnexion entre espace, communauté et identité. Le recours à l’évocation ou à l’allusion à l’histoire patrimoniale est la trace de cette démarche, à l’instar de la tour Agbar de Jean Nouvel faisant écho à la Sagrada Familia de Gaudi.

C’est un travail de citation habile et moins littéral que dans le cas de constructions dites régionalistes (Abraj Al Bait Towers, La Mecque, 2012 ; Taipei 101, Taiwan, 2004). Appréciée de près, la peau pixellisée de la tour offre un deuxième niveau de lecture, lié à l’activité du commanditaire (compagnie d’eau espagnole).

Cependant, ce système de panorama urbain conjugué au bannissement de l’ « esthétique de la répétition » génère un travail sur la forme et la matière pouvant conduire le gratte-ciel européen vers une aporie.

En effet, même s’il faut comprendre la différence fondamentale qui existe entre les exubérances formelles observées çà et là dans le monde et la démarche européenne (du moins celle du début des années 2000), la confusion des intentions peut aujourd’hui cruellement porter préjudice au gratte-ciel européen et la multiplication de ces « signes » finalement brouiller la lisibilité urbaine.

La conjoncture urbaine est pour le moment favorable aux architectes – quoiqu’ils en disent ! – mais toute formule n’est-elle pas généralement vouée à l’usure ? Ainsi, la réglementation omet une donnée considérable : la nécessité du banal en contrepoint de l’extraordinaire, pour coudre, découdre ou recoudre la texture d’un contexte urbain. La démarche de Londres de procéder par accumulation est une forme de négation de l’urbanisme, sa condamnation regrettable. Pour citer Rem Koolhaas, la ville générique est malade de son architecture.

Dans la capitale anglaise, cette surenchère de formes – qui a mené au désastreux Walkie Talkie dont l’incurvation de la façade orientait vers la rue un faisceau lumineux brûlant – donnera bientôt l’impression qu’aucun mécanisme régulateur ne peut empêcher un gratte-ciel d’en étouffer un autre. Avec la politique de densification de la City, la superbe tour Swiss Re n’est-elle pas condamnée à perdre son impact sur la skyline ?

Tour 20 Fenchurch Street dite Walkie-talkie, Rafel Vinoly, Londres, 2014

En 2013, une série de projets (Elizabeth house, Nine Elms et Vauxhall Island) alertait l’opinion tout comme l’UNESCO qui, dans la 37e session du Comité du Patrimoine Mondial, fit part de ses craintes, imaginant même d’inscrire le palais de Westminster sur la liste des patrimoines en danger. Plus récemment en mai dernier, le maire de Londres (Boris Johnson) a rejeté la demande d’élus d’instituer une commission des gratte-ciel chargée d’évaluer le design et l’implantation des futures tours et ce, afin d’améliorer les dispositions du London Plan jugé trop perméable aux projets polémiques.

Voilà donc un piège qui peut se refermer sur les municipalités européennes si elles n’y prennent garde : l’architecture des tours est préoccupée par l’idée de présence, notion qui s’accorde facilement avec la logique du « marché de la grande hauteur ». Car l’histoire du gratte-ciel montre invariablement la dimension médiatique de la typologie, recherchée par ses promoteurs.

On s’interroge ainsi  sur la pertinence des quatre tours madrilènes « cloutées » dans la perspective des élégantes tours de Philip Johnson mais aussi sur l’intérêt du dernier projet de Daniel Libeskind à Rome, isolé au sud de la ville et enfin sur le siège BBVA en chantier à Madrid.

A La Défense, la tour rivalise d’ingéniosité pour exister dans un carcan aux lignes très emmêlées. Il est difficile de ne pas expliquer l’éventail de formes présentes et à venir par l’argument capitaliste. Les quartiers de bureaux ont une logique de fonctionnement propre où la conception de la tour peut vite sombrer dans une démarche formaliste vide de sens. Cette maladie contagieuse, fruit de la spéculation foncière (pour louer les plateaux on vend l’image et les performances de la tour) mène à une interrogation : la volonté d’un paysage organisé – le premier dessein de La Défense – importe-t-elle seulement quand il s’agit de ne pas faire de l’ombre au voisin ?

Si ce principe d’aménagement semblait prévaloir jusqu’à présent, conjugué au respect du gabarit de la tour Eiffel, les tours Hermitage de 320 m de haut sont l’indice d’un tournant qui s’opère dans un quartier d’affaires où une tour neuve de 200 m ne peut plus être rentable selon le promoteur Emin Iskenderov (Challenges, 13.8.2012). Il faudrait donc aller au-delà pour asseoir le prestige de l’opération et ce malgré des coûts de construction exponentiels et indépendamment des besoins réels. Précisons que le permis de construire obtenu en mars 2012 a suscité plusieurs recours devant la justice, déposés par les propriétaires d’immeubles voisins et des associations d’habitants. Ajourné, le chantier pourrait être lancé à l’automne prochain.

Tours Hermitage, Norman Foster, La Défense, 2019 ?

Face à ces nombreuses interrogations teintées d’inquiétude surgit finalement une hypothèse : dans ce geste où l’architecture du gratte-ciel croit un instant revivre réside peut-être la logique de sa disparition.

Conclusion

Construire un gratte-ciel dans la ville européenne signifie intervenir dans un espace qui non seulement n’est pas désacralisé mais subit les méfaits d’une urbanisation horizontale surexploitée. Il s’agit donc de donner du sens à un geste apriori violent, capable de transformer profondément la silhouette d’une ville et de faire de ses monuments des « résidus » du passé.

Mais la tour, de sa réglementation à sa conception et sa mise en œuvre est aussi chargée de garantir des principes fondamentaux et séculaires : l’air, la lumière, l’espace public, les accessibilités (site, voirie, transports en commun) et les services. Petite tour-module ou tour-totem sont l’illustration d’une architecture active et réactive dans/avec son environnement proche et lointain, qui lutte contre l’impression de déphasage avec le contexte grâce à une pluralité d’options.

Néanmoins, l’évolution de la typologie depuis la tour Agbar indique une certaine artificialisation progressive de l’architecture, en particulier dans les quartiers de tours. Les réglementations chargées de poser en termes clairs les conditions d’une pratique architecturale contemporaine doivent continuer d’évoluer : c’est le cours inéluctable de l’histoire du gratte-ciel.

D’un point de vue urbanistique, le débat sur les tours conduit à cesser d’envisager la ville en tant qu’addition d’un centre historique et d’une périphérie chaotique. On interroge non pas la forme que doit prendre la ville idéale mais la manière dont chaque lieu, à partir de sa singularité, favoriserait la vie urbaine mouvante et diversifiée, lui accorderait de nouvelles significations.

Tour Alto Vetro