Puerta de Europa, Philip Johnson, Madrid, 1996
Le mois dernier, la première partie de cet « essai » thématique consacré au gratte-ciel européen (ici) illustrait la façon dont la tour insère la ville, ses acteurs et ses composantes dans un réseau d’interrogations : rupture de l’équilibre urbain, privatisation de la monumentalité, prérogative esthétique etc.
Au-delà de considérations économiques bien réelles et temporairement mises de côté, ce premier volet tentait, par ses brefs retours sur l’histoire, d’éclairer quelques tendances longues en matière d’urbanisme. L’objectif : apercevoir un horizon des références plutôt que des concepts de planification, mais aussi cet « imaginaire du territoire » dont parle André Corboz (Le territoire comme palimpseste). Car c’est aussi dans le regard porté sur lui que le territoire s’envisage, se construit et se parfait.
Le problème est que cette représentation de la ville-territoire est parfois anachronique et c’est de cet écart entre le territoire et ses représentations que naissent incertitudes et malaises.
Raymond Unwin et Ebenezer Howard, Welwyn Garden City, 1920
Amazing Stories Magazine, City of the Future par Frank R. Paul, 4ème de couverture, volume 16, avril 1942
La ville européenne s’est longtemps présentée comme un fond stable, un fond dont la permanence permettait, en un sens, de percevoir l’instabilité d’architectures nouvelles se détachant sur lui. Cependant, la ville d’Europe occidentale n’a pas attendu le gratte-ciel pour être remise en questions : « les centres historiques subissent les conséquences de l’éclatement périphérique des villes. Même s’ils paraissent bien conservés dans leur substance architecturale, ils sont en train de perdre leur fonctionnalité » nous dit André Corboz (L’urbanisme du xxe siècle, Esquisse d’un profil).
André Corboz, L’urbanisme du xxe siècle, esquisse d’un profil
Entre les postures progressistes et culturalistes (F. Choay), existe une voie médiane qu’empruntent quelques villes européennes, tentées de réviser leur approche de la grande hauteur face à la demande constante de nouveaux logements et bureaux. Par la mise en application d’une réglementation spécifique aux tours (zoning, protection de panoramas…), les villes de Londres et Vienne répondent à un ensemble de questions : comment la tour est-elle envisageable ? Au moyen de quels outils et de quels modèles ?
Entre standardisation et catalyse de la grande hauteur, ces nouveaux textes s’inscrivent dans la longue tradition européenne de l’instrument réglementaire allant du traité au PLU dont l’un des objectifs a été de maintenir l’équilibre entre espaces public et privé. Il y aurait ainsi, en Europe, un consensus informel pour donner forme à l’hypothèse du gratte-ciel…
Londres
À Londres, la typologie de la tour fonctionne comme un des instruments de planification de la capitale anglaise. Le millefeuille réglementaire convoque différentes instances décisionnelles (Secrétaire d’État, maire de la ville, maire des 32 districts, English Heritage – bureau de la protection du patrimoine) qui permettent aux intérêts privés de cadrer avec la stratégie globale de la ville. La ville de Londres ne détermine pas de carte de zonage – même si elle encourage la densification de la City et de Canary Wharf – et l’analyse de projet est au cas par cas.
La validation d’un gratte-ciel dépend d’une multitude de critères : l’existence de transports en commun, la situation vis-à-vis des vues protégées, l’impact sur l’environnement (ombre portée, consommation énergétique), la création d’une activité économique, la mixité des usages et le respect des normes de sécurité incendie. S’ajoute à ceci l’argument esthétique – encore lui – traduit par l’expression « first-class designed tower » (English Heritage et Commission for Architecture and the Built Environment, Guidance on Tall Buildings, 2003 révisé en 2007).
Il n’y a donc pas de réglementation particulière concernant l’organisation des espaces intérieurs hormis trois obligations : la flexibilité des plateaux pour s’adapter aux conditions du marché, l’intégration d’« espaces verts » dès que possible et l’accès public à certains étages.
Walkie Talkie tower, Sky garden
D’apparence contraignante, cette réglementation restaure au contraire le rôle créatif de l’architecte neutralisé ailleurs dans le monde par ce que Rem Koolhaas nomme la « culture de la congestion » (Houston, Hong Kong mais aussi New York). C’est pourtant un danger auquel s’expose la capitale anglaise, qui, avec désormais 263 projets dans les tuyaux, déclenche l’ire de l’English Heritage et l’inquiétude de bon nombre de Londoniens (le Figaro, avril 2015). En novembre dernier, une partie du conseil municipal déposait d’ailleurs une motion à ce sujet (Tall Buildings).
Dans le quartier de la City, les tours de Norman Foster (30 Mary Axe, 2004) et Richard Rogers (Leadenhall Building, 2014) et, en face, The London Bridge Shard de Renzo Piano (2012) sont l’incarnation des préceptes d’aménagement londoniens : ces trois gratte-ciel solitaires viennent densifier des secteurs de grande hauteur et sont aujourd’hui considérés comme des « landmarks » dans le sens voulu par la municipalité. Design soigné (avec scénographie lumineuse la nuit venue), porosité avec l’espace public, ramification aux transports en commun et fonctionnalisme écologique font partie des qualités saluées.
Vienne
Vienne est l’exemple même de la ville au patrimoine historique dense confrontée à l’obligation de redéfinir son approche des tours et de mettre à jour sa réglementation. Dans le cadre de cette démarche, la question fondamentale de la nécessité et des conditions d’existence du gratte-ciel ont été soulevées. La capitale autrichienne fonctionne comme un laboratoire de recherches sur la réglementation qui, par certains côtés, contraint la grande hauteur et par d’autres autorise l’innovation en combinant syncrétisme réglementaire (les bonnes idées sont « piochées » dans les villes du monde) et idées nouvelles.
La municipalité appliquait le Wien Hochhauskonzept plan jusqu’en octobre dernier, qu’elle avait mis au point afin de limiter la spéculation immobilière et maîtriser l’image de la ville. Parallèlement à un éventail de zones protégées, quatre zones étaient définies comme étant compatibles avec la grande hauteur, déterminées en fonction de leur situation vis-à-vis des bâtiments protégés, des transports en commun et des panoramas urbains à sauvegarder.
Chacune d’elle bénéficiait d’un plan directeur, véritable la base de travail du promoteur et de l’architecte lesquels devaient, par ailleurs, respecter dix critères :
- une équipe interdisciplinaire (architecture, ingénierie, urbanisme, circulation urbaine, écologie)
- la compatibilité de la tour avec son contexte (nature et intensité des activités, impact sur les quartiers limitrophes notamment en termes de circulation automobile)
- l’esthétique architecturale soumise au concours
- l’étude de l’ombre portée (l’environnement ne peut être plongé dans l’ombre pendant plus de deux heures par jour) et du vent
- les standards d’infrastructures techniques et sociales
- la création d’espaces publics à vocation culturelle ou commerciale
- les performances écologiques
- l’usage de matériaux écologiquement performants et recyclables en vue de toute démolition ou rénovation
- la présentation publique des phases du chantier et la mise à disposition d’un responsable en charge de la communication
- l’explication publique du projet sur la base de documents en 3D, une exposition et des rapports d’experts.
Détail des vues protégées dans le centre historique
Perspectives à sauvegarder
Actif depuis octobre 2014, le Hochhauskonzept Wien est un document de 55 pages rattaché au plan d’urbanisme STEP 2025, annonçant qu’aucun gratte-ciel ne sera érigé s’il ne représente une valeur ajoutée pour la ville et ses habitants. Ce nouveau texte reformule et renforce les prérogatives précédentes, s’appuyant sur une variété de nouveaux schémas : la ville est désormais divisée en six zones où le gratte-ciel peut servir d’outil de densification. Son rôle est spécifique d’une zone à l’autre, ainsi déterminé par le contexte urbain (programmes mixtes – favorisés – ou tours de logement). Dans les cas de tours mixtes, le rez-de-chaussée et les étages inférieurs relèvent de l’espace public et doivent ainsi être conçus comme parties intégrantes de celui-ci.
La nouveauté concerne l’adaptation au « déjà-là » : de la surélévation d’immeubles existants au travail d’acupuncture pour cimenter les failles de la ville ou marquer/délimiter certains quartiers, la tour trouve un nouvel usage à Vienne, qui la considère avec plus de complaisance que par le passé.
Situées dans le 1er arrondissement (Donaucity), les Vienna DC Towers de Dominique Perrault tissent des liens avec la rive du Danube par un prolongement de la dalle piétonne au-dessus de l’autoroute (Donauufer Autobahn) et une inclinaison de celle-ci jusqu’au fleuve. Telle un totem de verre, la première tour achevée en 2013 est un modèle de mixité et présente une élévation sculpturale dont les vibrations entrent en résonnance avec le fleuve.
Ces deux exemples révèlent ainsi dans quelle mesure la construction d’un gratte-ciel dans la ville européenne est sous-tendue par un travail collectif mêlant savoir empirique et faveurs architecturales. S’il n’y a pas de gémellité réglementaire d’une métropole à l’autre, nous pouvons conclure sur la convergence des dispositions officielles vers un objectif commun : faire de la tour une construction endogène multi-connectée à son environnement (recherche d’une mixité des usages, de liaisons avec les transports, d’une synergie esthétique avec le cadre, de performances énergétiques). La séculaire dialectique entre espace public et espace privé trouve un nouveau visage.
La troisième et dernière partie de l’essai dressera finalement le portrait de ce gratte-ciel européen : de la théorie à la pratique, quelle cohérence ?