La technologie du gratte-ciel est un champ d’investigation stimulant du double point de vue de l’ingénierie et de la promotion immobilière. Les derniers progrès en la matière ont permis la mise au jour d’un nouveau type de tours-aiguilles (« skinny skyscrapers ») particulièrement adaptées aux villes denses.
New York est ainsi le nouveau terrain de jeu d’« acupuncteurs » qui, avec un tel gabarit effilé, garantissent des appartements luxueux aux vues exceptionnelles sur la ville mais s’exposent néanmoins à des coûts de construction importants, sans oublier l’oscillation accrue de la structure, susceptible de provoquer des vertiges.
L’emblématique Rizzoli Bookstore, condamné à disparaître. Drake Hotel (1926), démoli
Ces interventions pointillistes dans « la grosse pomme » concernent tout particulièrement Midtown et Lower Manhattan dont elles redessinent la silhouette : entre la 53e et la 60e rue figurent pas moins de sept projets pour partie en chantier, supplantant les typiques immeubles de quatre étages à toiture terrasse. Ces nouvelles tours sont inscrites sur un arc de cercle qui s’étend du sud-est au sud-ouest de Central Park qu’elles griffent de leur ombre fuselée.
Si d’aucuns y voient des cierges érigés sur l’autel des vanités, il faut aussi rappeler la séquence historique de tours minces qui, au début du siècle dernier à New York (soit avant la réglementation de 1916), étaient justifiées par le besoin de lumière et la possibilité d’ouvrir les fenêtres (l’éclairage au néon et l’air conditionné modifieront le gabarit des tours) : songeons au Flatiron Building (1908), au Metropolitan Life Tower (1909), et même au Woolworth Building (1913) et au Ritz Tower (1925).
Gillender Building (1900), 1 Wall Street (1908), Singer Building (1908),
Metropolitan Life Insurance Tower (1909), Ritz Tower (1925), Flatiron Building (1908)
Le coup d’envoi de cette tendance remonte à 2012 lorsque Rafael Vinoly imagine la tour 432 Park Avenue pour le promoteur Macklowe Properties, sur l’emplacement du Drake Hotel (1926). Destinée à devenir la plus haute tour résidentielle du monde occidental, la construction empile – de façon plutôt ennuyeuse – des plateaux de 765m² sur une hauteur dépassant l’Empire State Building d’une quarantaine de mètres (426m). L’impact médiatique de la tour a permis à l’architecte d’être retenu depuis sur un projet identique, contigüe à l’emblématique Freedom Tower (125 Greenwich street, 410m).
432 Park Avenue, 125 Greenwich
Au sud de Central Park, la tour One57 de Christian de Portzamparc s’élance à plus de 300m, offrant une surface de plateau de seulement 580m² (deux penthouses ont été venus 90 millions de dollars chacun, un record à New York). Sur Lexington Avenue, Norman Foster a la lourde tâche d’élever une fine tour à la peau laiteuse (environ 380m² par plateau, 216m) tout contre le sombre Seagram building (1958, 157m) aux plateaux cinq fois plus vastes. Jean Nouvel quant à lui, engloutit le superbe et regretté American Folk Art Museum (2001 !) dans une tour déhanchée peu convaincante (53 west 53rd street).
One 57
53 West 53rd Street et American Folk Art Museum
Enfin à deux pas de Madison Square, la « petite » tour One Madison Park (180m) glisse dans son enveloppe de verre des plateaux d’environ 300m².
610 Lexington Avenue (vue et plan d’étage). One Madison Park (vues extérieure et intérieure)
Ces tours d’habitation répondent à la forte demande d’une fraction du marché résidentiel désireuse de logements luxueux aux vues panoramiques saisissantes. L’imposant Time Warner Center était, en 2004, le premier coup d’essai ciblant cette catégorie spécifique d’acheteurs. Depuis, la garantie de vente/location couplée à la faisabilité technique ont largement convaincu les promoteurs de l’intérêt de lotir, désormais, les petites parcelles. Bien entendu, réquisitionner un grand nom de l’architecture – si possible gratifié du Prizker Price – est une valeur ajoutée non négligeable.
125 Greenwich : vues de la tour et depuis la tour
Du point de vue de la réglementation, le Zoning Code n’impose pas de « setbacks » (retraits) lorsque l’emprise au sol est aussi ténue. C’est ce même principe qu’avait exploité en son temps Ludwig Mies van der Rohe avec le Seagram Building, superbe volume lisse mordant à peine la moitié de la parcelle afin de dégager une place publique. Ceci explique le gabarit filiforme retenu pas les architectes et promoteurs. Du strict point de vue de la rentabilité de ce type de projet, on comprendra qu’avec une emprise au sol déjà mince, toute altération de l’enveloppe signifie des m² en moins sans compter des prises au vent problématiques : le geste sculptural n’est donc pas une option souhaitable.
Il existe cependant des exceptions.
Avec son épannelage progressif et la couleur de ses matériaux, la tour de SHoP est une forme d’hommage à l’histoire de New York.
11 West 57th Street (SHoP)
A la fin des années 90 avec sa tour LVMH , le Français Christian de Portzamparc assimilait les contraintes de la grille urbaine dans un geste architectural aussi intelligent qu’élégant. Dans le cas de la tour One57, l’architecte tire profit du plan en L de la parcelle ainsi que de la réglementation des alignements et des droits aériens propres au site bordant Central Park pour donner à la structure ses lignes de forces. Au-delà de la prouesse technique, la tour élancée joue avec la gradation des volumes, les jeux de couleurs et profite des surfaces de transition incurvées pour glisser des terrasses habitées.
On notera que dans les premières esquisses de l’architecte, avant d’être remaniées par ce bulldozer qu’est le département de l’urbanisme, résidaient une force expressive plus à même de traduire « l’énergie d’une cascade dans la verticalité de New York » (Ch. De Porzamparc).
One 57
Plus au sud, non loin de Madison Square, la tour de Kohn Pedersen et Fox expose des lignes prismatiques et une taille de guêpe afin de ne pas entamer le « Sky Exposure Plane » ou plan fictif d’ensoleillement de la rue. Élément fondamental du Zoning Code, ce schéma d’étude façonne le gabarit et la hauteur des immeubles par secteur et détermine la profondeur des redents. Les facettes de la tour de KPF, si elles découlent de ce principe justifié par le voisinage relativement bas, apporte légèreté et cinétisme à l’élévation.
Haut : 41 East 22nd Street. Bas : Sky Exposure Plane et 101 Murray Street — aka 101 Tribeca (KPF)
Au sud de Manhattan, le secteur de Tribeca est l’objet de nombreuses convoitises. La même agence Kohn Pedersen Fox imaginent une lame de verre profilée (101 Murray Street) de 290m, la plus haute du quartier.
Les architectes suisses Herzog & de Meuron franchissent quant à eux un cap en offrant une élévation animée de débords et retraits qui sont exploités tour à tour en terrasses privées et dispositif d’ombrage. Entièrement vitrée, la tour, la première de l’agence, évoque le théorème de 1909 relatif au fondement utopique de la création du gratte-ciel, décrit par Rem Koolhass dans New York Délire : la tour « 56 Leonard » est une superposition de maisons autonomes dans le ciel. En ce sens, le travail de plan est un empilement de fictions indépendantes les unes des autres ce qui, architecturalement, se traduit par la singularité de chaque plateau et une porosité entre espaces extérieurs et intérieurs. Dans cette lignée, ODA architecture proposait en avril dernier des jardins suspendus privés (tour 303 East 44th Street) glissés entre les plateaux de 240m².
56 Leonard et théorème de 1909
Réduire le nombre de résidents par plateau, tel est le dessein des promoteurs convaincus d’accroître ainsi le prestige de leur projet. Selon son permis de construire, la tour 220 Central Park South offrirait en ce sens des étages de seulement 220m².
Cependant, construire haut coûte cher. Plus on empile les surfaces de plancher, plus la réalisation du chantier est complexe notamment en cas de vents violents empêchant de hisser les poutrelles d’acier. Ces mêmes rafales obligent à équiper la tête des tours d’un important système venant amortir les oscillations, sans quoi les résidents souffriraient de vertiges assimilables au mal des transports (« damper » ou contrepoids pendulaire). D’où le recours en amont, durant la phase de conception, à des logiciels d’ingénierie permettant d’anticiper avec toujours plus de précision les probables mouvements de l’ossature. Le bémol : les calculs sont faits à l’instant T, avec une configuration donnée. Quand le paysage urbain évolue, les couloirs de vent en font autant…
Quant à la construction, bien que le béton armé soit aujourd’hui deux fois plus résistant que la génération précédente, les colonnes venant raidir la tour forment un exosquelette indispensable, dont les éléments sont rigoureusement calculés afin de ne pas venir entraver inutilement les surfaces utilisables.
L’année dernière, face au nombre de chantiers en cours et à venir, le célèbre critique d’architecture Paul Goldberger s’inquiétait de voir les rues de Manhattan transformées en de profonds canyons. C’est effectivement l’une des conséquences à craindre de cet engrenage du toujours plus haut, plus fin et plus cher, même si l’on salue le travail de SHoP ou Foster. Et si le mythe du gratte-ciel est difficilement séparable de l’argument capitaliste, la symbolique de « quelques privilégiés » transformant profondément la silhouette urbaine et l’agrément de la rue à coups de condominiums luxueux pleut en faire tousser plus d’un ! New York ou la San Gimignano néo-moderne…
Quelques vidéos à voir :
111 West 57th Street : émission « le monde de Jamy »