« Nos métropoles occidentales débordent de corps en trop, de rebuts humains épars ; expulsés d’ici comme d’ailleurs ; flanqués à même le bitume ; réfugiés dans les délaissés, déprises et autres innommables zones ; logés dans l’insalubrité, le surpeuplement ou la solitude, tout au bord de la rue. Simultanément – conséquence et cause à la fois –, nos métropoles se dépeuplent de ce qui fait d’une ville une ville : des formes et pratiques de l’accueil et de la solidarité, des espaces et des gestes qui font l’hospitalité »

Sébastien Thiery, politologue

Parlez-nous de vos actions avec le PEROU, en particulier sur les villes informelles

Le PEROU est un groupe de recherche qui œuvre sur des situations de vie caractérisées par la violence et l’hostilité, que collectivement, nous entretenons. Qu’il s’agisse d’individus isolés comme les SDF, de populations dites « Roms » vivant en bidonville ou de réfugiés fuyant l’inhabitable, le PEROU travaille sur les formes d’urbanité que ceux qui n’ont pas droit au chapitre urbain inventent malgré tout, au mépris de l’hostilité qui prévaut.

En prêtant attention aux lieux de vie qui s’inventent à l’ombre de la ville légale, en documentant les constructions qui s’y déploient, les rêves qui s’y affirment, les interactions avec la ville qui s’y jouent, nous cartographions des formes d’habitat non repérées comme telles. En prenant soin de celles-ci, en travaillant à leur accompagnement, à leur amplification, nous suivons l’hypothèse que construire vaut mieux que détruire pour répondre aux questions que ces situations de crise nous posent.

En partant de l’existant, nous affirmons la nécessité de considérer l’inscription dans le territoire des personnes en question, contredisant les récits de la catastrophe permettant de les considérer « hors-sol », sans ressources et sans attaches, autorisant alors toutes les procédures d’éloignement, de déplacement, de placement.

Nous refusons l’idée commune qu’il s’agisse là de corps en trop, à prendre en charge. Nous nous efforçons de faire entendre que vivent là des habitants en plus, dont les interactions avec la ville qualifient, nourrissent et embellissent potentiellement celle-ci. Nos actions visent ainsi à faire apparaître ces richesses invisibles, à donner la mesure de la fécondité des relations sociales, politiques, commerciales, architecturales, qui se multiplient, en contre-feu des procédures de déni qui prévalent. Le PEROU cherche à renverser les représentations, à réformer la langue.

Car notre langue est aujourd’hui d’une pauvreté infinie, inapte à rendre compte de l’épaisseur de l’expérience, de la singularité de ce qui a lieu.

Que veut encore dire « informel », quelles formes habitées de la Jungle ne le seraient pas assez pour demeurer officiellement « sans forme » ? Que veut encore dire « pérenne », argument servant à disqualifier non ce qui ne dure pas mais ce qu’on ne veut voir durer, quand le Forum des Halles à Paris ne dure pas 30 ans, et quand l’architecte nous livre du bâti avec une garantie seulement décennale ? Que veut dire encore « nomade », quand on accepte de penser que les sédentaires que nous prétendons être changent d’innombrables fois de lieu de vie durant leur existence ? Trimbaler ces éléments de langage c’est nous assurer de ne rien comprendre à ce qui a lieu à Calais aujourd’hui, c’est demeurer empêtrés dans nos impasses, et ne répéter que des solutions abstraites dont la violence résulte d’abord du fait qu’elles méprisent l’expérience des hommes dont elles sont censées régler les problèmes. Notre langue aujourd’hui écrase la Jungle, avant même que les bulldozers ne passent sur les constructions qui la composent.

Camps de réfugiés - Jungle de Calais

La Jungle de Calais – ©malachybrowne via Flickr

Vous avez lancé l’appel à idées Réinventer Calais avec la parution d’un faux journal municipal. Quel objectif ces deux initiatives visent-elles ?

L’autre journal municipal de la Ville de Calais, réalisé en collaboration avec le designer Malte Martin et distribué en avril à 12 000 exemplaires dans les rues de la ville, rend compte de ce qui s’invente, s’affirme, se construit dans et autour de la Jungle.

A la lisière entre réalité et fiction, il prête aux acteurs publics une autre voix, à leur action une autre perspective, constructive et hospitalière enfin. Il s’ouvre ainsi par « L’édito que la maire de Calais n’a pas écrit », qui pose implicitement la question du caractère vraisemblable d’une autre politique, et qui démontre en négatif combien est invraisemblable la politique aujourd’hui conduite : violente certes, mais aussi outrageusement dispendieuse, et n’offrant aucune autre perspective que la reconduction du bidonville un peu plus loin.

Néanmoins, nous essayant à tenir un discours qui n’est pas tenu, nous éprouvons en même temps la difficulté d’occuper cette place d’acteur public confronté à la complexité de la situation calaisienne : il ne s’agit pas de donner des leçons, encore moins d’insulter ou d’invectiver, mais d’essayer de frayer le chemin à une pensée de l’action qui puisse s’entendre aux oreilles de tous les acteurs concernés, des Calaisiens y compris.
L’appel à idées Réinventer Calais, énoncé dans les pages de cet autre « Calais Mag », prolonge cette volte-face fictionnelle des acteurs publics : sur la base d’un autre regard sur ce qui a lieu, il porte une autre vision de ce qui pourrait avoir lieu demain. Il raconte que Calais pourrait devenir le lieu d’un chantier manifeste, d’envergure internationale, donnant à la ville le rang de capitale européenne de l’hospitalité. Il est à l’endroit précis où se déroule l’action du PEROU qui, ici comme ailleurs, cherche à déclencher des processus de construction, et se place donc juste après la violence, et juste avant le projet, comme agent-rotule d’une bascule qui nous paraît non seulement nécessaire, mais possible.

Les exemples précèdent notre démonstration : dans la Jungle, l’Ecole du chemin des dunes construite par Zimako Jones, réfugié nigérian, est devenue si puissante que le rectorat a mobilisé deux enseignants afin d’y dispenser les cours.

Rendre aussi puissants les théâtres, les lieux de culte, les commerces, les lieux de rencontre, qui se sont construits en un an à peine c’est viser ce même processus de renversement des évidences, et des politiques publiques avec. En somme, ce sont les réfugiés eux-mêmes qui sont les chercheurs que nous nous efforçons d’être, qui construisent les conditions d’un autre avenir, et formulent les utopies de demain que nous nous efforçons de faire advenir.

Nous sommes d’abord là pour consigner ce travail inouï, pour nous en inspirer, et pour apporter nos moyens de représentation et d’action pour en prolonger la perspective, pour éviter que barrage soit dressé sur le chemin de ces inventions.

Car c’est ce qui aujourd’hui a lieu : on détruit, expulse, mobilise des forces de l’ordre et hérisse le territoire de barbelés et, pour détourner le regard de cette faillite de la pensée, on programme la création d’un parc d’attraction à 275 millions d’euros, nommé qui plus est « Heroïc Land ». Ce projet, soutenu par le Fonds national de développement et aménagement du territoire, est présenté comme une « mesure compensatoire » pour la ville de Calais eu égard à la crise migratoire qu’elle connaît. Pour 30% de cette somme délirante, nous pourrions mettre en œuvre 9 grands projets d’accueil, ce qui serait une autre manière de répondre à cette crise là…

Vos actions se rapprochent-elles de celles de Médecins sans Frontières, de Actes et Cités et des étudiants de l’école d’architecture de Belleville qui œuvrent à la construction d’un camp humanitaire à Grande Synthe ?

C’est un chemin bien différent que nous entreprenons. D’abord, nous refusons de céder à l’urgence, et aux grands gestes relevant de la gestion de crise : prendre soin de ce qui s’invente, s’affirme, se construit, c’est accueillir ces situations en considérant ce qu’elles peuvent apporter à la collectivité, et non « prendre en charge » les personnes comme un fardeau auquel il faudrait consentir pour des raisons morales. Ensuite, cet encampement, tout humanitaire soit-il, se construit contre la raison urbaine, et déclasse hors-la-ville les personnes que l’on dit accueillir, alors qu’il faudrait cultiver l’urbanité que leur rencontre avec le territoire a fait se développer, les liens créés avec la ville de Calais ou de Grande-Synthe, avec les associations, avec les riverains, tous ces éléments sensibles qui font précisément l’humanité d’une situation.

Laissant la situation s’embourber à Grande-Synthe, et déplaçant enfin, juste avant explosion, les personnes sur un terrain en lisière de la ville, entre voix ferrée et autoroute, témoigne du peu de soin porté à l’humanité précisément. Enfin, l’architecte se précipite là en faisant valoir ses solutions parfaitement techniques, comme si le problème était de cet ordre là. Nous savons faire des modules de toutes sortes depuis des décennies, des niches en plus pour des corps en trop, des boîtes à réfugiés de toutes les couleurs ! L’architecte-designer de camps ou de modules, tout écologiques ou conviviaux soient-ils, nous détourne avec ses images et ses gestes frappés d’incontestabilité morale de la question centrale : celle de la ville qu’il nous faut construire ensemble, habitants provisoires que nous sommes tous, migrants comme prétendument non migrants.

Qu’ils soient faits de toile, de containers, ou de modules en bois flanqués en ligne ou en rond, ces camps ne relèvent pas d’une politique de la ville, mais d’une gestion de crise qui produit des formes d’hétérotopies sans avenir, des enclaves de territoire et de pensée qui ne nous font pas avancer d’un pouce sur la question qui reste la nôtre : comment vivre ensemble ?

Si j’ai bien compris, vous dénoncez la délocalisation et prônez l’accompagnement de la construction des camps à leur emplacement d’origine, en y apportant des structures en dur, des sanitaires, des « équipements » etc… Mais un campement est un lieu de transit. Comment penser une ville où l’on ne reste pas ? Et si au lieu de penser l’escale nous pensions l’enracinement ?

Il n’y a aucune fatalité au passage comme à l’enracinement. Il n’y a que des femmes, des hommes, des enfants dont le destin est frappé d’incertitude et qu’il nous faut savoir accueillir comme s’ils étaient nos parents ou nos voisins, ce qu’ils sont de facto. Le destin se reconfigure éventuellement à l’aune de la qualité de l’accueil, et la nécessité de passer à tout prix peut s’altérer si on est reçu autrement que par la matraque. La possibilité de passer plus facilement peut aussi s’envisager si, ici-même, l’on en vient à vivre mieux, à développer une économie, à accéder à ses droits, à tisser des liens d’entre-aide et d’amitié. Dans la Jungle, une économie se déploie, des relations humaines puissantes se tissent, des écoles s’inventent, des métissages viennent à éclore. Détruire tout ceci c’est anéantir les ressources constituées aujourd’hui pour vivre autrement demain.

Chassons la boue, non les hommes !

Investissons 150 000 euros par jour dans des services publics dans la Jungle, non pour mobiliser 16 unités de forces mobiles dans la ville ! Embellissons les écoles, ouvrons des théâtres, prenons soin de ce qui s’invente à l’interface entre la ville et le bidonville ! Ainsi, une tout autre vision de la situation nous apparaîtra, ainsi nombre d’autres issues à la crise se dessineront. Parions sur la liberté, plutôt que sur la répression, concédons que nos solutions abstraites et normées n’en sont pas, et expérimentons ! Sans doute, une nouvelle urbanité, une nouvelle économie, une nouvelle école, de nouvelles pièces de théâtres en émergeront. Et un nouvel avenir, ici ou ailleurs, pour les personnes concernées. Ce n’est pas un hasard si le paysagiste Gilles Clément est président du PEROU. Son art du « jardin en mouvement » repose sur l’accompagnement de la nature et du temps ainsi que sur un savant « laisser faire » plutôt que sur une féroce « lutte contre » (les espèces invasives ou indésirables). « Faire le plus possible avec, le moins possible contre » pour donner au jardin des allures de friche fertile, c’est l’idée que nous nous faisons de la ville.

Paris accueille également des camps, dans lesquels le renouvellement est plus rapide et qui sont inlassablement démantelés. Quelles préconisations formuleriez-vous ?

A Paris, avec les réfugiés, se sont tissées mille relations, plus ténues, moins observables, plus récentes aussi. Les élans de solidarité des riverains et des commerçants pour approvisionner les réfugiés en vêtements, en tentes et en repas chauds s’additionnent à l’investissement des associations de soutien. Des relations d’amitié se sont nouées, le sentiment d’attachement est manifeste. Comme ailleurs pourtant, ce qui s’est si fragilement construit à Stalingrad puis à Eole a été balayé d’un coup d’engin, mobilisé là, bien entendu, pour des « raisons humanitaires ».

Comment ne pas tenir compte de tout ce qui s’est construit autour des lycées Jean-Jaurès et Jean Quarré, comment ne pas considérer le pouvoir d’action et d’invention de ceux qui accompagnent au quotidien les réfugiés, comment ne pas constater que les parisiens construisent aussi Paris en accueillant des réfugiés ? Ce sont ces gestes, ces actes, ces constructions matérielles et immatérielles qui font les fondement de la ville à venir. Au mépris de cela, c’est la mise en camp qui est programmée, comme si de ville il n’en était pas question en ces situations dites « intolérables ».

C’est que à Paris, comme à Grande-Synthe ou à Calais, il apparait intolérable que la ville prolifère, s’invente, s’improvise, et en vienne à s’avérer plus puissante que la ville planifiée, normée, réglée.

Ainsi déploie-t-on des efforts extravagants pour contenir (par le conteneur), neutraliser (par le camp), contrôler et infantiliser (par la prise en charge spécialisée). A Paris, plutôt que faire des camps, nous devrions mobiliser les milliers de logements vacants voisinant ceux des riverains solidaires, au cœur donc de l’écosystème qui s’est développé ces derniers mois, et transformer et relier ces espaces pour les faire apparaître telle une constellation vive, tel un haut-lieu diffus dans la ville. Plutôt que de « libérer » les espaces publics de Stalingrad ou de Jaurès, nous devrions cultiver ce que ces extraordinaires mouvements de solidarité ont enfanté, et donner forme à de nouveaux équipements collectifs permettant de garder vives les relations déjà tissées : théâtres éphémères, antennes des associations, lieux d’information, de ressource, d’orientation, espaces d’exposition et de récit de ce qui a eu lieu, de ce qui a fait lieu.

L’enjeu reste toujours pour le PEROU de savoir reconnaître ce qui au milieu de la crise n’est pas la crise, pour lui faire de la place, et cultiver ainsi d’autres espaces communs, d’autres villes que ce qui nous en tient lieu aujourd’hui, à savoir de l’espace de contrôle et de gestion des corps, finalement toujours en trop.

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Photo de couverture ©Constantinis / Getty Images