Aujourd’hui, bon nombre de géographes considèrent que le modèle des villes occidentales s’avère être un terreau fertile pour l’accueil des personnes homosexuelles, contrairement aux zones rurales, souvent perçues comme hostiles. Cet isolement et cette solitude, bien connus à la campagne, favorisent de manière inéluctable, selon ces mêmes thèses, un exode rural et renforcerait une répartition spatiale qui occasionne dans le même temps une certaine tendance à faire communauté.

Le développement de ces thèses a progressivement fait de la ville un objet privilégié d’étude au regard de l’intégration des personnes LGBTQI+ dans l’espace public, et ce, notamment par la géographie des homosexualités. Au plus fort de l’épidémie du Sida dans les années 80-90, cette discipline connaît une véritable émulation, notamment dans l’observation des associations qui agissent collectivement en milieu dense et urbain, notamment Act up. Il en résultait alors à cette époque que la ville, alors perçue comme havre de paix et synonyme de tolérance, garantirait un anonymat dans lequel peuvent facilement se réfugier les personnes LGBTQI+. 

Pour preuve, aux Etats-Unis, la cartographie de l’ensemble des couples de même genre du pays témoigne d’une forte concentration dans les quartiers de métropoles ou dans des stations balnéaires. Par exemple, à San Francisco, dans le quartier de Castro, près de la moitié des couples étaient homosexuels et majoritairement gays dans les années 2000.

©Bhautik Joshi via Flickr 

Depuis les années 70, les personnes homosexuelles ont gagné en visibilité dans la ville. Dans le même temps, la stigmatisation homophobe a engendré la nécessité de se créer des espaces de solidarité et communautaires. Le terme, apparu pour la première fois en 1969 dans une revue pornographique, désigne alors la peur de certains hommes hétérosexuels de passer pour des hommes homosexuels. Une discrimination qui a cependant permis de souder des groupes de mobilisation et, à terme, de faire évoluer les mentalités imposées par les groupes discriminants.

Pour prendre un exemple plus proche de nous, le Marais à Paris constitue un terrain d’étude intéressant, dans le sens où il constitue un espace spécifique de visibilité ainsi qu’un ancrage rassurant, y compris pour les membres de la communauté qui ne le fréquentent pas. Dans des cas plus extrêmes, on a assisté à Los Angeles à la création d’une municipalité propre à West Hollywood. En parallèle de ces effets de rassemblement, on assiste à l’émergence de lieux à éviter, la ville n’étant pas un territoire homogène. Les usages de l’espace urbain sont alors détournés : par exemple, les espaces publics éloignés des centres constituent des lieux de rencontre privilégiés surtout le soir grâce à leur discrétion. À Paris, le Parc des Tuileries est notamment connu pour être fréquenté, en soirée, par des personnes homosexuelles, cherchant à faire des rencontres, en détournant son usage premier. Parmi ces modes d’invisibilisation, il faut également évoquer l’auto contrôle social, comme par exemple le fait d’éviter toute démonstration affective dans un lieu public.

Le quartier du Marais l’illustre parfaitement le phénomène de gentrification. Autrefois un espace de lutte majeur, il est aujourd’hui devenu prisé par les plus aisés ainsi que les touristes, et gentrifié tout en restant  une référence commune forte. Le Marais fait son “coming-out” vers les années 80 avec l’ouverture des premiers bars homosexuels. Progressivement s’y ajoutent différents commerces apportant davantage de visibilité à la  la communauté dans ce paysage urbain. Le quartier, alors vieillissant et peu attractif, devient dynamique et attire de nombreux touristes. Cette gentrification trouve sa source dans la classe sociale des personnes gays qui s’y installent : en moyenne plus diplômés et riches que la moyenne. Dans les faits, un couple de deux hommes est favorisé financièrement par les écarts genrés de salaires. Aussi, ayant moins tendance à avoir des enfants, les homosexuels cultivent un mode de vie tourné vers l’extérieur, contribuant à la création d’un quartier avec une forte offre culturelle et de loisirs.

Si bien qu’aujourd’hui, le Marais est devenu peu accessible voire jugé conformiste par certains. Son authenticité initiale s’est gommée et son image reflète aujourd’hui beaucoup moins l’image d’un quartier de lutte et revendication. On le voit maintenant plutôt comme une zone attractive et touristique sous les effets de la gentrification. En 2015, il y a eu autant de locataires Airbnb que d’habitants dans le quartier.  Les jeunes homosexuels s’installent désormais plus au Nord ou à l’Est de Paris, à l’image de la tendance générale. A l’heure actuelle, aucun quartier n’a pris le relais du Marais, qui reste toujours la référence commune et un support de visibilité important. Les commerces et bar gays restent nettement plus présents que sur le reste de la ville, permettant également une meilleure tolérance.  

Ci-dessus, la librairie spécialisée sur les sujets de la communauté LGBTQI + autrefois installée dans le marais et maintenant localisée dans le 11 ème arrondissement.

Quelles solutions pour vivre ensemble ?

L’Ecole urbaine de Science po s’est penchée en 2020 sur les modes d’inclusion à l’échelle de la ville des personnes LGBTQI+. Les questions qui ont guidé l’étude concernent le rôle des maires sur le vivre ensemble, l’engagement que se doit de prendre la municipalité, et l’enjeu de travailler avec le réseau associatif local. Parmi les recommandations mentionnées dans cette étude, on retrouve l’inclusion de la société civile avec le soutien de l’action associative, l’inclusion de la mairie en formant et agissant en interne, l’inclusion par le droit avec la mise en place de chartes et textes officiels, par la connaissance avec la production et diffusion de savoir, par l’espace public en garantissant des lieux bienveillants, par des événements pour rassembler par la diversité, ou encore  par la coopération avec différents réseaux et partenariats. 

L’inclusion par les événements culturels façonne de manière notable la vie de quartier. En effet, la mise en place d’évènements de ce type, très inclusifs, augmente la visibilité des personnes LGBTQI+ dans l’espace public et permettent de rendre la ville dynamique et attractive. Le plus souvent, ils sont organisés en partenariat avec des associations locales afin d’en garantir la légitimité, ainsi que la sécurité du public. A Paris, parmi les leviers d’action, il est possible d’organiser des évènements culturels ou sportifs inclusifs, et également de célébrer les fiertés lors de la pride annuelle. Chacun de ces événements participe à rendre visible les différentes orientations sexuelles et de genre par rapport à l’hétéronormativité, et ouvre à plus de tolérance. Concernant les événements culturels, on peut par exemple citer le Festival international de films LGBTQI+ à Turin qui permet d’offrir un prisme plus inclusif du cinéma. 

Le Village Gai, un quartier homosexuel qui façonne la ville de Montréal

Bien avant la parution de cette étude, le Village Gai, de par son offre culturelle et festive très riche et caractéristique de son identité, est un très bon exemple de l’inclusion par les événements. En trente ans, ce quartier auparavant vétuste et à l’abandon est devenu une référence centrale en matière de lieu de visibilité des personnes LGBTQI + On parle en effet d’un processus d’inversion du Stigmate, notion développée par Goffman et qui fait référence à tous les mécanismes d’exclusion appliqués par un groupe dominant sur une catégorie minoritaire de personnes. Les homosexuels ont réussi à revendiquer leur identité au sein du Village gai, illustrant le rôle de l’espace urbain dans le processus d’inversion de stigmate.

La genèse de ce quartier commence dans les années 70. Des enseignes homosexuelles existent au Canada mais de manière éparse et aléatoire. Un tournant a lieu dans les années 80 : non seulement les lieux et commerces gays augmentent, mais ils se concentrent au Village Gai. En 1985, le quartier regroupe près de la moitié des commerces homosexuels de Montréal. Une véritable conquête de l’espace urbain a alors lieu : l’appellation “Village” commence à être évoquée, le mode de vie gay s’y met en place, et les fiertés se font de plus en plus revendicatrices. Comme pour le quartier du Marais, le Village Gai émerge dans un contexte socio spatial particulier puisque les commerces sont vacants, et l’immobilier est à bas coût. En somme, le quartier est peu vendeur, très accessible, et constitue un réel espace des possibles pour la communauté LGBTQI+.

Une population jeune, diplômée, sans enfants et tolérante s’y installe, encourageant une population plus vieille et queer à s’y joindre. Dans les années 90, différents collectifs militent pour une meilleure visibilité et tolérance. Ces revendications identitaires passent par l’organisation d’évènements culturels et de festivals : le week end black and blue et le Festival Divers/Cité regroupe près de 10 000 personnes dans l’artère du quartier, la rue Sainte Catherine. L’investissement du quartier, autrefois mis de côté, par la communauté LGBTQI+ lui a donné un nouveau souffle en apportant dynamisme et attractivité. Seulement, encore une fois et par le même process, la revitalisation a mené à une forme de gentrification. Désormais, les populations queer s’installant au Village ont connu une ascension sociale ou bénéficient d’un capital économique plus important. 

Ainsi, l’appropriation de l’espace public par les communautés queer trouve son origine dans la nécessité de se sentir représentées. L’émergence des premiers quartiers gays a notamment vu le jour lors de la désindustrialisation, enclavant certaines zones. Investies par les personnes homosexuelles, elles sont devenues des lieux très attractifs parfois gentrifiées. Néanmoins, elles gardent leur enjeu de visibilité et restent des “espaces refuges” pour les minorités de genre et sexuelles.