L’artificialisation des terres

Notre-Dame-des-Landes, le Triangle de Gonesse, Sivens, Bure… Le conflit en matière d’aménagement qui débouche parfois sur l’installation d’une « zone à défendre » (ZAD), repose souvent sur une confrontation d’une part de la volonté de protéger des terres fertiles, un espace naturel, et d’autre part, de créer des nouvelles dynamiques sociales, économiques et urbaines pour le territoire. Pour peser sur la décision finale, les acteurs tentent d’imposer leur vision du territoire en montrant qu’elle participe au bien commun, ce qui la rend de fait légitime aux yeux de tous.

La question centrale et qui divise est bien celle de l’artificialisation des terres. Dans le cas du Triangle de Gonesse, le projet d’aménagement d’une gare de la ligne 17 du Grand Paris Express et d’une ZAC conduit nécessairement à transformer une partie des terres en un espace urbanisé. Or, les opposants insistent sur ce point, les terres dont il est question sont des terres agricoles très fertiles. En Ile-de-France, dans le contexte des enjeux écologiques actuels, cette zone du Val d’Oise serait stratégique pour alimenter en circuits courts l’Ile-de-France. En outre, le Triangle est un écosystème très riche dans sa biodiversité, qui rend des services inestimables, ne pouvant être calculés en termes économiques (élimination du CO2, conservation de la ressource en eau, limitation des pics de chaleur, poche de respiration pour la métropole parisienne, etc.).

Cependant, les partisans des projets d’urbanisation ont à faire valoir les bénéfices réels que les projets peuvent apporter au territoire. S’ils ont des conséquences sur le plan environnemental, ils sont aussi source de retombées économiques et sociales pour les territoires dans lesquels ils s’implantent. Le projet d’une gare, créateur d’emplois, participe aussi à rendre le territoire plus attractif et à le désenclaver.

A Gonesse, les positions tenues par les deux camps, si elles sont inconciliables, apparaissent crédibles et peuvent s’inscrire dans le sens de la promotion du bien commun. On ne pouvait peut-être pas en dire autant dans la configuration de Notre-Dame-des-Landes, par exemple, où le projet de construction d’un nouvel aéroport semblait plus difficile à défendre.

ZAD Notre-Dame-des-Landes

Une partie de la mobilisation du 17 Novembre 2012 à Notre-Dame-des-Landes ©Llann Wé² via Wikipédia

Les représentations des différents acteurs

On pourrait faire l’hypothèse qu’il n’y a pas de divergences sur les valeurs fondamentales défendues entre les citoyens partisans et opposants aux projets d’aménagement. Les défenseurs du projet de gare ne sont vraisemblablement pas insensibles aux dommages environnementaux,  a fortiori les locaux qui pourraient en pâtir directement dans un futur proche. Quant à ceux qui défendent les terres, ils assurent être réceptifs aux problématiques de dynamisme économique et de mobilité des habitants. Ils insistent sur le fait qu’à la gare, ils substitueraient un projet agricole alternatif qui aurait une portée sociale et économique, en participant à un approvisionnement alimentaire de qualité en Île-de-France. Par ailleurs, ils contestent totalement l’utilité d’une telle gare, qui serait implantée dans une zone non urbanisée.

Mais la réflexion des acteurs porte aussi sur des échelles différentes, ces dernières déterminant le prisme par lequel ils appréhendent le territoire. D’abord, les habitants des communes à proximité ont un rapport privilégié car immédiat au territoire, qu’ils fréquentaient déjà avant le projet d’infrastructure. Ils peuvent avoir des intérêts multiples dans son urbanisation. La vision du territoire par un habitant historique peut ainsi se distinguer d’un zadiste qui ne vit pas sur place, mais s’est déplacé pour défendre la ZAD. 

La population locale a le droit d’envisager le futur de son territoire, et donc son propre futur, au travers d’un développement urbain cohérent à l’échelle du territoire. Les habitants locaux sont loin d’être un bloc homogène : les avis – et tous n’en ont pas un – sont souvent changeants et toujours partagés. Nombreux sont ceux qui, dans une telle configuration, expriment leur crainte de voir leur territoire perdre leur identité. Pour d’autres, ce qui prédomine est le désir de voir émerger un territoire renouvelé par des dynamiques urbaines nouvelles, créatrices d’activités, d’emplois et de mobilités. En comprenant leur appréhension locale du territoire sur lequel ils vivent, on comprend mieux pourquoi certains habitants défendent de tels projets d’aménagement. 

Le problème est complexifié par le fait que le territoire est quelque chose qui surpasse les habitants. Les opposants aux projets ont souvent une vision plus détachée du territoire, car elle repose sur une autre échelle de l’espace-temps, plus large. Leur perception du territoire et de ses enjeux explique ainsi la prise de position qui est la leur vis-à-vis du projet d’infrastructure. Ici, les conclusions diffèrent car la réflexion opère à l’échelle métropolitaine : les enjeux et les intérêts sont donc différents. Le Triangle apparaît alors comme l’un des derniers espaces naturels en frange de métropole, l’urbanisation repoussant toujours davantage ses frontières. La polarité urbaine ici viendrait repousser encore plus loin l’urbanisation au Nord de l’agglomération parisienne. Chaque camp conteste ainsi le pouvoir de l’autre au nom de ses convictions et de l’échelle spatio-temporelle à laquelle le territoire est lu et vécu. 

Les stratégies mises en place par les acteurs

Pour tenter de faire peser la décision en faveur de leur cause, les camps qui se font face mettent en place des stratégies élaborées. Les zadistes, en petit nombre mais très déterminés, apprennent de leurs erreurs et de leurs succès passés et affinent leur stratégie. La noblesse de la cause qu’ils défendent peut leur permettre de s’attirer la bienveillance de l’opinion publique. Leur maîtrise des réseaux sociaux, l’existence d’un cercle militant très actif et la grande mobilité des membres jouent en faveur du modèle de la ZAD. Reposant sur un très petit nombre de militants sur place, la ZAD parvient alors à avoir un poids symbolique et politique important.

Face à eux, la majorité des élus et des habitants des communes alentours  : Par exemple, Pascal Doll, le président de la communauté d’agglomération Roissy Pays de France, et Valérie Pécresse, présidente de la Région Ile-de-France, ont tous deux publiquement condamné l’occupation du site, cette dernière demandant l’évacuation immédiate de la ZAD de Gonesse.

Le réseau local qui est tissé, les soutiens engrangés, sont donc des éléments décisifs susceptibles de changer le rapport de force. Les soutiens s’organisent aussi à différentes échelles, essentiellement micro-locales pour les zadistes, plutôt départementale pour les autorités.

En fin de compte, la bataille décisive est médiatique. Pour les zadistes, occuper matériellement le terrain est évidemment un préalable nécessaire. Au départ, le rapport de force est très déséquilibré puisqu’une poignée de militants fait face à un grand projet d’investissement qui est à l’initiative de la plupart des élus du territoire et du gouvernement et est porté par des acteurs économiques puissants. Les opposants sont donc contraints d’adopter des stratégies audacieuses pour tenter d’empêcher que de tels projets voient le jour.

Quelle résolution du conflit ?

Dans la configuration de la ZAD, les outils traditionnels de résolution du conflit construits depuis 30 ans deviennent inopérants. Les pratiques de dialogue entre les porteurs de projet, les territoires et les opposants, avec l’instauration du débat public, sont dorénavant caducs. Conscients que la stratégie d’occupation est encore le moyen le plus sûr que le projet auquel ils s’opposent échoue, et prêts à tout pour la cause qu’ils défendent, les opposants paralysent les politiques d’aménagement. Les militants sont même prêts à abandonner le principe de l’action non violente pour « défendre » les terres. Ils savent bien que sur le terrain de l’affrontement direct, les pouvoirs publics risquent gros. Les images d’un affrontement violent avec les forces de l’ordre peuvent provoquer un basculement définitif de l’opinion publique de leur côté. C’est ce qui s’était passé à Notre-Dame-des-Landes, qui avait été le lieu d’affrontements très déséquilibrés, entre des jeunes gens qui apparaissaient désarmés et vulnérables face à une armée de gendarmes mobiles suréquipés.  

Zadiste, opposant au barrage de Sivens en octobre 2014 ©Davel4444 via Wikipédia

Vers une généralisation du modèle de la ZAD ?

De plus en plus, les grands projets d’aménagement ont pour corollaire la création d’une ZAD qui vise à empêcher qu’il se concrétise. Le conflit se territorialise, comme le montre David Harvey avec ses travaux sur la ville. En effet, les mouvements altermondialistes fondent leur existence sur un territoire, ils en ont besoin pour naître, se diffuser, se pérenniser. Si la rue est un territoire de la lutte sociale et politique, les campagnes le sont  aussi. Dans ces espaces, la lutte contre un projet d’aménagement qui menace des terres prend la forme d’une ZAD.

Si le phénomène reste minoritaire, il est sans doute voué à se généraliser. L’abandon de grands projets comme l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes ou EuropaCity témoignent du fait que l’occupation est payante. Dans les années à venir, les maîtres d’ouvrage risquent fort de se frotter de plus en plus à ce genre d’opposition. 

La question qui se joue en creux derrière cette actualité, relève sans doute des difficultés à faire advenir une nouvelle forme de contrat social : la social-écologie. En clair, est-il possible de nous diriger réellement vers un mode de vie collectif, qui prenne autant soin des populations marginalisées que de la préservation de l’environnement ? 

Si le modèle de ZAD tend à s’imposer aujourd’hui pour bloquer, il convient sans doute aujourd’hui de réfléchir à des espaces physiques ou non, qui puissent nous permettre de penser ensemble, pour avancer sincèrement vers cette nouvelle perspective sociétale.

Crédit photo de couverture ©Non à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes via Flickr