35 ans après Tchernobyl, les conséquences sanitaires de la catastrophe nucléaire font toujours l’objet de débats houleux. Sur les 6 millions de personnes qui ont reçu des faibles doses radioactives dans les pays à proximité de la centrale (Ukraine, Biélorussie et Russie), il est difficile d’estimer le nombre de maladies et décès directement imputables aux radiations. Nous ne rentrerons pas dans ces débats riches, aux controverses politiques et idéologiques pour nous concentrer sur les conséquences urbaines de cette catastrophe, et notamment sur l’exil forcé de dizaines de milliers de personnes.
Une ville atomique
D’abord imaginée à 25 km de Kiev, la centrale nucléaire Vladimir Ilitch Lénine a finalement été implantée quatre fois plus loin de la capitale de l’Ukraine actuelle, à quelques kilomètres de la ville de Tchernobyl, proche de la frontière avec la Biélorussie. Après autorisation du comité central du Parti Communiste de l’Union Soviétique, les travaux de construction du premier réacteur ont démarré en 1970, en parallèle de l’aménagement d’une ville nouvelle, destinée à l’accueil des ouvriers du site. Contrairement aux autres villes soviétiques liées à des complexes militaro-industriels, communément appelées “villes fermées”, Pripiat ne faisait pas l’objet d’un accès restreint, les autorités considérant l’atome comme une énergie bien plus sûre.
Cette ville de Pripiat, théâtre principal de la catastrophe de 1986, accueillait à l’origine 15 000 habitants qui pouvaient profiter de toutes les aménités et équipements nécessaires (écoles, jardins, commerces, cinéma, cafés, etc…). La nature était bien conservée, avec des espaces verts présents entre la ville et la centrale, toutes deux entourées par une large forêt. De plus, le site avait été également choisi par sa proximité avec un fleuve qui permettait d’utiliser l’eau en circuit fermé et dont les berges sablonneuses permettaient de construire la centrale sur des sols impropres à la culture
La population de la ville a bien augmenté durant ses 16 courtes années d’existence, atteignant près de 50 000 habitants pour un objectif initial de 75 000. Avec en moyenne d’âge 26 ans, des jeunes soviétiques étaient venus s’installer à Pripiat pour travailler à la construction de la centrale nucléaire, tout en vivant une vie paisible, jusqu’au 26 avril 1986.
Contrairement aux représentations classiques, un certain calme régnait sur la ville de Pripiat dans les heures suivant l’accident. La présidente du Praesidium du Soviet Suprême de la SSR d’Ukraine se rappelle d’un appel des autorités locales lui indiquant que certains habitants étaient en train de célébrer un mariage, d’autres jardinaient alors que les derniers pêchaient dans la rivière. Après avoir pris conscience du danger pour les habitants (et après deux décès), les villes de Tchernobyl et de Pripiat ont été évacuées définitivement. Le plan original consistait cependant en une évacuation temporaire de trois jours, ce qui a mené les 53 000 habitants à laisser derrière eux un grand nombre d’affaires encore présentes sur le site 35 ans plus tard. Cette évacuation nécessaire est à l’origine de la deuxième catastrophe de Tchernobyl, celle de l’exil, qui a concerné jusqu’à 350 000 personnes après avoir été étendue à l’ensemble des 30 kilomètres entourant la centrale, dans ce qu’on appelle encore aujourd’hui la zone d’exclusion.
La catastrophe de l’exil
Si le site de la centrale est aujourd’hui une ville fantôme, les dizaines de milliers de personnes qui y vivaient sont restées – pour la plupart – vivantes. Deux des villes qui ont accueilli ces exilés s’appellent Vilcha 1 … et Vilcha 2. La première d’entre elle se trouve à moins de 40 km de Tchernobyl, et donc à l’époque en dehors de la zone d’exclusion. Plus de 2 000 rescapés ont été installés dans ce village par les autorités soviétiques, bien conscientes que la situation ne pouvait être que temporaire au vu du niveau de radioactivité de la zone. Une seconde ville-refuge a donc été aménagée dans les années suivantes, à 700 km de Pripiat : Vilcha 2.
Cette Nouvelle Vilcha devait constituer un modèle de relogement des rescapés de la catastrophe, mais la chute du bloc soviétique au début des années 90 a mis un coup d’arrêt aux projets de construction du village, pilotés par la toute jeune république ukrainienne. Le demi-village Vilcha 2 est condamné à une vie paisible et monotone comme nous le racontent trois reporters dans Ithaque, sans aucune activité économique pour les anciens liquidateurs (nom donné aux personnes civils et militaires intervenus sur le site de la centrale) et les enfants de Tchernobyl. Les habitants vivent au rythme des commémorations annuelles et des morts prématurées très régulières des rescapés, qui finissent tous par rejoindre “Vilcha 3”, nom donné avec un humour au cimetière de la ville. Les résidents, nostalgiques de leur vie avant 1986, ne se plaignent pourtant pas de leurs conditions de vie actuelles, du fait d’un fort patriotisme alimenté par la guerre du Donbass. En effet, la nouvelle ville est située à quelques kilomètres de la frontière russe, et elle accueille depuis des années quelques centaines du million et demi de réfugiés de guerre.
Cliché de la ville de Slavutych en 2001. Crédit photo ©IAEA Imagebank via Flickr
Une autre ville incarne tout aussi bien la mémoire vivante de Tchernobyl, et même son actualité : Slavutych. Cette ville a été aménagée pour les travailleurs de la centrale nucléaire sur un site choisi à partir de trois critères : un terrain non pollué, proche de Tchernobyl (ici à 40 km) et avec un réseau ferré déjà disponible. Il aura fallu deux ans pour que cette gare abandonnée au milieu d’une forêt de pins accueille les quelque 25 000 employés qui continuaient à faire tourner les réacteurs toujours fonctionnels de Tchernobyl. Afin de rendre hommage aux travailleurs venus de huit républiques socialistes différentes, la ville est constituée d’autant de districts nommés d’après le nom des capitales correspondantes. Slavutych est régulièrement mis en avant comme un modèle de la coopération et de la planification soviétique et est connue pour sa qualité urbaine supérieure au reste de l’Ukraine avec notamment des pistes cyclables séparées, encore absentes de la plupart des villes du pays. Fin 2000, la fermeture totale de la centrale de Tchernobyl a traumatisé les milliers d’habitants de la ville qui se sont retrouvés du jour au lendemain sans emploi. La ville cherche depuis à dépasser cette image de simple satellite de la ville atomique, notamment sous l’impulsion des jeunes qui n’ont jamais connu cette vie. Le livre L’ange blanc de Niels Ackermann permet de mettre cette jeunesse et ses aspirations en avant, à travers d’incroyables clichés de sa vie, loin des stéréotypes attribués aux villes de l’ex bloc communiste.
35 ans après, la nostalgie de la vie à Pripiat et dans les villages alentour continue d’animer les rescapés de la catastrophe qui se rendent régulièrement sur place pour honorer leurs morts et se rapprocher de leurs racines. Cependant, ces retours réguliers sont source de sentiments ambivalents, résumés par Tatyana Kuznetsova, 11 ans au moment du départ, dans un article de CNN que nous vous traduisons : “Chaque année Pripiat devient de plus en plus sombre. Aller là-bas, c’est comme verser du sel sur une plaie pratiquement guérie […] Quand j’arrive sur place, je ne veux aller nulle part. Quand je quitte la ville, je ressens une forte envie d’y retourner.”
La vie suit son cours à Tchernobyl
La ville de Pripiat est aujourd’hui connue pour être une ville fantôme, où la vie ne pourra pas exister pendant plusieurs centaines d’années. S’il est vrai qu’elle est majoritairement désertée et jonchée des affaires contaminées des résidents, plusieurs formes de vie y sont toujours présentes : les personnes qui n’ont jamais voulu quitter la zone d’exclusion, les animaux qui ont survécu et se sont reproduits, les ouvriers et autres militaires qui concourent au nettoyage et à la protection de la zone … et les touristes, qui se multiplient depuis quelques années.
En réalité, la zone autour de Tchernobyl n’est pas tout à fait déserte. Plusieurs habitants historiques – qu’on appelle les samosely ou selfsettlers en anglais – ont décidé de rester sur place coûte que coûte. À peu près un millier de personnes ont refusé l’exode forcé et sont revenus en usant de différents stratagèmes pour s’installer illégalement dans la zone d’exclusion. En 2016, on comptait encore 158 samosely sur place d’une moyenne d’âge de 75 ans, dont la présence est informellement autorisée par le gouvernement ukrainien. Ils peuvent vivre sur le site grâce aux petites récoltes de leurs potagers, aux provisions apportées par les employés de la centrale et leurs visiteurs et plus rarement en se fournissant au marché Ivankiv, à mi-chemin entre Pripiat et Kiev.
Bien plus surprenant que ces samosely qui restent sur place, des nouveaux arrivants s’installent à Tchernobyl. Ces espaces contaminés qui font peur à une majorité de la population attirent certaines populations, notamment au vu des faibles prix sur place : moins de 3 000 euros pour une des (rares) maisons en bonne condition. Des arrangements avec les autorités peuvent également être trouvés, à l’image d’une famille qui a vécu gracieusement dans la maison d’une personne âgée atteinte de démence et qui a pris soin d’elle. Un entrepreneur est même venu s’installer dans une région paisible avec une densité de deux habitants par km², aux bordures de la zone d’exclusion. Pour moins de 1 500 euros, il a pu obtenir un hangar et trois maisons pour lancer son affaire. Il a même fait venir ses employés en convertissant une des maisons en hôtel pour les accueillir. La zone autour de Tchernobyl constitue un véritable havre de paix, capitale pour ces nouveaux arrivants, qui ont pour point commun d’avoir fui la guerre du Donbass qui fait encore rage à l’est du pays. Une terre d’exil pour certains, une terre d’accueil inespérée loin du tumulte pour d’autres.
Tchernobyl, une destination en vogue ?
Depuis bientôt 10 ans, le calme de la ville fantôme de Pripiat et de ses environs est altéré par la présence d’une nouvelle catégorie inattendue : les touristes. Ces visiteurs d’un nouveau genre font partie d’un phénomène mondial connu sous le nom de dark tourism, qui consiste à se rendre sur des lieux chargés de mort et de souffrance. Plusieurs sites sont concernés par cette pratique : la forêt des suicides de Aokigahara au Japon, les camps de concentration et d’extermination, ou encore Tchernobyl. Les chercheurs s’intéressent de plus en plus au dark tourism depuis l’augmentation de personnes se rendant sur les lieux de l’assassinat du président Kennedy dans les années 90, bien que ces pratiques existent depuis le XVIIIe siècle avec la visite de la ville de Pompéi, ensevelie lors de l’éruption du Vésuve.
Les visites à Tchernobyl sont cependant plus problématiques du fait de certaines pratiques non respectueuses, qui sont apparues après la diffusion de la série HBO Chernobyl, montant le nombre de visiteurs à 100 000 par an. Parmi ces pratiques, les selfies pris par des visiteurs pour diffusion sur les réseaux sociaux sont particulièrement critiqués, comme ils le sont depuis des années au mémorial de l’Holocauste de Berlin. Si la pandémie de covid-19 a mis un coup d’arrêt aux visites, il est possible que ce phénomène reprenne de plus belle dans quelques années, posant la question des conséquences de l’overtourism sur un lieu chargé de mémoire. Verra-t-on bientôt des nouvelles infrastructures à destination des visiteurs autour de la zone d’exclusion ? Plusieurs agences de tourisme se sont en tout cas déjà lancé dans ce type de business depuis l’ouverture de la zone à cette pratique en 2011 et plus récemment la déclaration du site comme “attraction touristique” en 2019.
Alors que cette touristification semble s’accélérer avec la candidature ukrainienne pour inscrire le site au patrimoine mondial de l’UNESCO, est-il possible de développer un “tourisme éthique” à Tchernobyl ? Peut-être en s’inspirant de l’action menée sur un site comparable : celui de Fukushima au Japon. Dix ans après l’accident nucléaire, les autorités essaient d’éviter le développement du tourisme macabre en communiquant autour du hope tourism, tourisme de l’espoir. Des voyages en bus sont organisés de manière à présenter le déroulement de la catastrophe et l’impact sur les victimes, mais également que la vie continue à Fukushima, tournée vers le futur. En plus d’appuyer sur un début de renaissance à Tchernobyl, l’Ukraine pourrait également s’inspirer d’initiatives en place à Hiroshima, New York ou Auschwitz, en mettant en avant la vie et la parole des victimes et de leur famille pour insuffler de la vie à Tchernobyl.
Photo de couverture ©Carso80 / Getty Images