A l’époque de la philosophie antique, la rationalité qui est à l’œuvre dans l’organisation de la cité antique semble pour Henri Lefebvre, directement reliée à la pratique de la philosophie de cette tradition philosophique. Mais nous ne parlerons pas ici de Platon et d’Aristote ni même de l’agora grecque, car un philosophe contemporain dont les écrits restent cependant entachés par le soupçon de la noirceur indélébile du nazisme, donnent tout de même à penser sur le rapport que l’on entretient à nos villes aujourd’hui.

Ce philosophe n’est autre que Martin Heidegger, qui le 5 août 1951, dans le cadre d’un colloque sur « L’Homme et l’Espace », prononçait une conférence qui demeure aujourd’hui une référence : « Bâtir, habiter, penser ».

La question que posait le philosophe allemand à cette occasion était la suivante : « Qu’est-ce que l’habitation ? ». Derrière ce mot « habitation » ce n’est pas le lieu où l’on habite dont il parlait, mais plutôt le fait d’habiter, l’action d’habiter, autrement dit en terme heideggerien, l’être de l’habiter.

De manière générale, Heidegger a introduit dans la philosophie, le fait d’être au monde, ce qu’il appelle le Dasein. Le Dasein tire son origine du verbe « Sein » en allemand, qui signifie « être ». Le Dasein est pour l’homme, le fait d’être au monde. En l’occurence, derrière le mot habiter, il y a pour Heidegger, une nouvelle façon d’être au monde, à savoir l’être habitant.

Habiter n’est pas loger, habiter est bien plus que loger !

La première idée que souhaitait donc nous faire passer Heidegger est la suivante : Le logement est complètement différent de l’habitation. Alors que le verbe loger suppose de mettre quelque chose dans une boîte, dans un contenant, en l’occurence un logement et de l’occuper, habiter suppose la possibilité de se retrouver dans ce lieu, voire même de s’y incarner.

« J’habite un logement » signifie donc que je l’habite dans le sens où le logement est habité par ma personnalité. Je m’incarne dans ce logement, car il a les qualités suffisantes pour que je puisse m’incarner en lui. Pour l’expliquer d’une autre manière, le verbe habiter possède pour Heidegger bien plus de qualités que le seul verbe loger. Habiter est un comportement de l’homme ou de la femme, habiter c’est être, mais avec quelque chose en plus, à savoir nous incarner dans un lieu !

Mais habiter n’est possible que par le bâtir

Dans la suite de sa conférence Heidegger précise : « Nous ne parvenons, semble-t-il, à l’habitation que par le « bâtir ». Celui-ci, le bâtir, a celle-là, l’habitation, pour but ». Cela signifie que l’acte de bâtir est le moyen qui nous permet d’arriver à l’habitation. Les deux mots « bâtir » et « habiter » ont une relation de moyen à finalité.

Pour autant le philosophe allemand note que ce seul rapport est insuffisant, car selon lui, le bâtir est déjà une forme d’habiter. Le fait de bâtir un édifice, un lieu, une pièce, est un acte qui nous permet de donner corps à une personnalité, celle de l’architecte par exemple qui y met ses inspirations, sa patte, sa signature dans l’édifice qu’il construit. Dès lors que l’on devient nous-mêmes bâtisseurs pour habiter dans les édifices, dans les lieux que l’on habite, on prolonge notre personnalité dans ces lieux.

Cela ne signifie pas pour autant que toute les constructions sont destinées à être des habitations, dans le sens où elles sont notre logement. Car, même dans certains lieux, nous pouvons nous y sentir bien. En l’occurence ce n’est pas que nous y habitons, de la même manière que notre appartement où nous y apposons notre nom, mais nous les habitons tout de même de façon passagère. Nous apprécions que notre lieu de travail, et plus précisément notre bureau, soit aux couleurs de notre personnalité. Nous y accrochons des photos, des récompenses, des effets personnels pour mieux l’habiter et s’y sentir bien.

C’est en ce sens que la précision et la personnalisation architecturale a tout son rôle à jouer. Durant sa conférence, Martin Heidegger fait une remarque intéressante du point de vue de l’époque « dans la crise présente du logement, il est déjà rassurant et réjouissant d’en occuper un ». Ce qui signifie qu’à cette époque là, le logement est une chance, plus qu’un droit. Même si aujourd’hui, le droit au logement n’est pas encore appliqué pour tous et bon nombres d’association comme Droit au Logement l’affirment encore chaque année, Heidegger touche déjà du doigt la question de l’égalité face au logement.

Mais au delà de cette question d’égalité au logement, Martin Heidegger relie donc ces deux mots, en affirmant qu’ils sont intrinsèquement liés.

Penser c’est déjà nous imaginer comme habitant et donc en quelque sorte, bâtir dans notre esprit, notre future habitation

« Bâtir et penser, chacun à sa manière, sont toujours pour l’habitation inévitables et incontournables. » Voilà ce que nous dit Heidegger. Cela signifie que le troisième terme du titre de sa conférence est lui aussi intrinsèquement relié aux deux autres.

Dès lors que l’on imagine quel sera notre futur logement, nous nous imaginons l’habiter et vice versa. Dès lors que nous nous imaginons habiter notre logement, nous pensons à la manière dont il sera agencé pour nous ressembler, pour s’y sentir au mieux.

Bâtir Habiter Penser, un éclairage pour aujourd’hui et pour l’avenir ?

Au delà de cette explication sur le triptyque Bâtir Habiter Penser, Martin Heidegger livrait également dans cette conférence ce qui, selon lui, se révèle être un problème récurent dans nos sociétés :

« On n’appréhende plus l’habitation comme étant l’être de l’homme : encore moins l’habitation est-elle jamais pensée comme le trait fondamental de la condition humaine. »

Lorsque l’on retrace l’histoire du logement en France, on peut facilement relier cette réflexion avec la période de l’après-guerre. La situation du logement en France était à un tel niveau d’urgence que les grands ensemble sont nés avec l’objectif de loger un maximum de personnes. Pour autant, la perspective de donner à ces logements une réelle perspective habitante au sens que Heidegger nous indique, était absente des objectifs de l’époque. La quantité passait au premier plan, il fallait loger le plus possible, le reste était donc un luxe auquel il n’était pas urgent de répondre.

Pour autant, ce que l’on nomme « la crise des banlieues » nous aura quelque part appris que l’habiter est comme le dit Heidegger, une donnée fondamentale de « la condition humaine ». Etre logé, même si cela devrait être un droit appliqué pour tous, n’est pas suffisant. Le droit à l’habiter, autrement dit, à nous incarner dans les lieux dans lesquels on vit, à s’y sentir bien, chez nous tout en y étant épanoui, est ce qu’on pourrait attendre de nos villes aujourd’hui et pour demain.

Catherine Jacquot, l’actuelle Présidente de l’Ordre des architectes parle de la nécessaire démocratisation de l’architecture, dans le sens où tout le monde devrait avoir le même droit à l’architecture. D’autres architectes, comme Roland Castro, parlent bien entendu du droit à l’urbanité et c’est ce que nous défendons quotidiennement dans cette revue.

Lorsque l’on assiste à ces nombreuses évolutions urbaines qui nous conduisent à reconsidérer positivement notre environnement, à participer activement à la construction de notre ville, par la multiplication des processus participatifs citoyens, ou encore par la multiplication de nouveaux modes d’habiter, de travailler, de bouger, de nous alimenter etc., nous ne pouvons que nous réjouir de ces nouvelles orientations que prennent de nombreuses villes dans le monde.

Malgré ces tendances positives que nous décryptons tous les jours sur Lumières de la ville, s’il devait y avoir une leçon à retenir de cette conférence philosophique de Martin Heidegger, c’est sans doute dans cette phrase que nous devrions chercher des réponses : « La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter. »

Comme le dit Thierry Payet, qui jette un regard négatif sur les démarches habituelles de participation : « On demande trop souvent aux gens de devenir urbanistes à savoir de développer un avis imaginaire sur un chez eux concret ». S’il faut apprendre à habiter, cela revient à dire qu’il faut apprendre aux femmes et aux hommes de se projeter à nouveau dans leur environnement. La tendance est à l’œuvre et c’est un phénomène mondial. Et ici, sur les pages de Lumières de la ville nous tentons d’y contribuer, car cet environnement au sein duquel nous devons nous incarner est de plus en plus urbain.