En France, le secteur commercial est clé dans l’emploi et le paysage urbain. Ce sont près de 3,6 millions de personnes qui travaillent dans un commerce, soit 13% de la population (Insee, 2016). Entre mars et juin 2020, l’emploi dans le secteur commercial avait connu un repli de 0,9%, provoqué par le confinement. Un recul historique important, qui pourrait se reproduire lors de ce deuxième confinement. C’est pourquoi nous avons souhaité explorer la place des commerces en ville. 

La ville, centre de vie commerciale

En Europe, les villes tiennent depuis toujours le rôle de relais commercial. C’est particulièrement le cas en France, où un maillage dense de villes, correspondant aux places de marché historiques, parsème l’ensemble du territoire. Zones de rencontres et d’échanges, les commerces ont parfois forgé des pans entiers de ville, voire leur identité. On peut ainsi évoquer les foires médiévales, à l’origine de la réputation de certaines villes comme Provins en France, ou encore Châlons-en-Champagne. Artisans, commerçants, marchands, se retrouvaient à intervalles réguliers dans des villes choisies à cet effet, généralement situées sur les routes commerciales européennes, entre les Flandres, l’Italie du Nord et la Hanse. 

Aujourd’hui encore, certaines villes sont réputées et renommées pour l’importance de leurs marchés. C’est le cas de Rungis par exemple, ce fameux marché de gros, qui fournit un grand nombre de professionnels franciliens : restaurants, groupes de restauration…  Certains quartiers de ville, par tradition, portent en leur nom la trace d’un passé commercial important. C’est notamment le cas des quartiers de halles, présents dans la plupart des villes, et dont leurs rues tiennent encore souvent le nom. Le fourmillement humain des anciennes Halles de Paris, les Halles Baltard, ont ainsi valu le surnom de “ventre de Paris”, donné par Zola au XIXème siècle. Les Halles de Paris gardent aujourd’hui leur nom en référence au marché historique, transformé dans les années 1970 en forum, et rénové dans les années 2010 en centre commercial. 

Les Halles, 1895, par Léon Lhermitte.

Les halles de Paris aujourd’hui // Photo Xavier Bentes via Unsplash

Avec l’industrialisation, la modernité, et l’entrée dans la société de consommation, les supermarchés apparaissent petit à petit, transformant complètement les paysages urbains. Du centre-ville historique et ses petits commerces, on se déplace vers la périphérie, afin de construire des infrastructures plus grandes, de réaliser des économies d’échelle, de proposer une offre plus fournie. Des sorties de villes voient le jour, dans lesquelles poussent des zones industrielles et des hypermarchés à taille gigantesque. 

En quelque sorte, les commerces modèlent la fabrique de la ville et l’urbanisme. Ainsi, les commerces de proximité délimitent souvent le centre-ville, les hypermarchés sont synonyme de banlieue ou de périurbain. 

Une dernière étape se dessine avec le développement du e-commerce, qui vient bouleverser certaines professions commerciales. On pourrait ainsi évoquer une “ère amazon”, l’ère de la livraison à domicile en quelques jours, en un clic, spécialement développée dans les secteurs de la mode, des services, de la beauté et du bien-être. Une tendance qui ne toucherait pas seulement les grandes métropoles, mais aussi les villes de taille  moyenne. Selon Oxatis, 53% des e-commerçants TPE et PME se trouvent dans des villes de moins de 20 000 habitants. Pour certains, le e-commerce s’accompagne de nouvelles difficultés face à la concurrence, les géants du net disposant de nombreux avantages comparatifs et d’une force de frappe extrêmement puissante.  

Des centres-villes en peine, des petits commerces essoufflés.

Le commerce de proximité est un facteur de vitalité des villes de taille intermédiaire. Ces dernières sont un véritable support du commerce de proximité (habillement, pharmacie, épiceries, chaussures, restaurants, débits de boisson…) en France. Malgré ce rôle important, on observe depuis quelques années un ralentissement de la dynamique commerciale en centre-ville, notamment dans les petites et moyennes villes. D’après l’Insee, “dans huit villes de taille intermédiaire sur dix, les effectifs salariés du commerce de proximité en centre-ville baissent entre 2009 et 2015.” Cette tendance à la déprise commerciale en centre-ville est liée à de nombreuses tendances de fond. 

La première est une tendance à la déprise démographique de certains territoires, qui s’accompagne de la fermeture des commerces. Selon l’INSEE, ces deux paramètres seraient intimement liés : neuf fois sur dix, la déprise démographique des villes de taille intermédiaire s’accompagne d’un centre-ville en décroissance. 

La deuxième peut être celle du e-commerce, dont la concurrence accrue fragilise les petits commerces, comme cela peut être le cas pour les librairies, notamment dans le contexte du confinement et à l’approche des fêtes de fin d’année. Les débats à ce sujet ne sont pas nouveaux. À Nîmes en 2019, une campagne avait été lancée contre Amazon, accusée de concurrence déloyale et d’être à l’origine de la désertification commerciale des centres ville. Toutes les vitrines d’une rue anciennement commerçante, en difficulté, ont été peintes avec le slogan “Amazon m’a tuer”. 

La troisième est souvent attribuée à la multiplication des centres commerciaux en périphérie de ville, accusés de vider les centres-ville de leurs forces vives. Rien de nouveau, au XIXème siècle, les ancêtres de ces centres-commerciaux, les “grands magasins” ont également connu des critiques. À ne citer que l’œuvre de Zola “Au bonheur des dames”, publiée en 1833, qui relate le dépérissement de petits magasins face à l’ouverture de ce géant du textile. 

Photo Blake Wheeler via Unsplash

Une quatrième tendance majeure est celle de la périurbanisation. En France, entre 1960 et 2010, 2,5 millions d’hectares ont été grignotés par la périurbanisation. Pour cause ; un coût du foncier moins élevé, un cadre de vie plus agréable composé d’une maison individuelle et d’un jardin, une certaine forme de liberté, rendue possible par l’essor de la voiture. Pour Iwan le Cleach (2020) : “la périurbanisation a fortement recomposé l’offre commerciale dans les couronnes des villes moyennes.” Ce constat repose en partie sur un changement de mode de vie des habitants périurbains, qui “en particulier des jeunes couples bi-actifs, repose sur l’usage de l’automobile et sur une hypermobilité visant à optimiser les déplacements et les actes d’achat.” Ainsi, pour répondre à la demande de ces nouveaux citadins, “L’offre évolue en conséquence, quittant les centres-bourgs pour les accès routiers et proposant de nouvelles formes commerciales (drive, consigne, multiservices…).”. Depuis le début des années 1970, les centres commerciaux naissent donc en périphérie de ville, proche de ces nouveaux centres urbains périurbains. Pour le Cleach, “Ceux-ci fonctionnent comme des filtres pour les consommateurs périurbains qui n’ont alors plus aucune raison de se rendre dans les centres-villes.De ce fait, à l’échelle nationale, le commerce périphérique représente 65 % des parts de marché des villes moyennes contre 25 % pour les centres-villes.”

Une dernière tendance peut être attribuée à la hausse du coût du foncier dans une partie des centres-villes, ne permettant plus aux petits commerces de survivre de leurs ventes. 

De manière globale, l’emploi salarial commercial connaît de meilleurs chiffres sur l’ensemble des villes, si l’on ne se limite pas seulement à l’étude de leurs centres. Dans tous les cas, le solde démographique, l’emploi et le tourisme sont trois facteurs explicatifs de la résistance des commerces de centre-ville à la déprise économique, ou au contraire, de la vacance commerciale qui touche les villes. 

Si la question du commerce en centre ville est primordiale, on voit que d’autres espaces urbains sont concernés désormais, en particulier le périurbain. Constitué à grande majorité de logements, il est désormais question de le rendre plus mixte, et d’améliorer les services de proximité sur ces territoires. Un objectif écologique, pour réduire l’usage de la voiture, de mixité urbaine, pour diversifier les activités et les habitants de ces quartiers, et de revitalisation des territoires. 

Soutenir nos commerces d’aujourd’hui implique de penser ceux de demain

Pour lutter contre la vacance commerciale dans les centres-villes, de nombreuses initiatives sont mises en place. C’est le cas de l’association « centre-ville en mouvement”, qui coordonne des élus et des parlementaires depuis 15 ans, autour de cette question de revitalisation des centres-villes. Aujourd’hui 643 collectivités appartiennent au mouvement, unies dans la logique d’innovation urbaine, de partage de compétence, de réflexion commune au travers des visites de terrain, des états généraux, des observatoires à thème. Des mesures qui s’inscrivent dans la lignée du plan d’action cœur de ville, qui a pris fin cette année, et qui est désormais renouvelé pour les petites villes sous le nom “petites villes de demain”.

Les acteurs de la revitalisation des cœurs de ville sont très divers : des collectivités, aux associations, des citoyens aux entreprises privées, chacun redouble de créativité pour sauver les commerces de centre-ville. En Allemagne, à Neubrandenburg, pour lutter contre l’hémorragie des centres-villes, les acteurs privés et les acteurs publics se concertent pour racheter les biens immobiliers vacants et les remettre sur le marché par la suite. En France, des initiatives émanant des citoyens ont vu le jour à Lorient. Pour inciter à se rendre en centre-ville et favoriser l’essor du vélo, un jeu concours a été mis en place. L’opération, baptisée “faire ses courses à vélo” doit mobiliser un grand nombre et devait être dépouillé le 5 novembre dernier. Il s’agissait d’effectuer au moins deux achats de 5 euros minimum en centre-ville, à vélo pour pouvoir participer au jeu-concours. Avec, à la clé, des vélos à gagner. Une façon ludique et amusante de repenser l’attractivité des centres-villes. Enfin, certains commerçants optent pour des horaires de travail étendus afin de rendre leur boutique attractive. 

Les acteurs de la fabrique de la ville ont aussi leur rôle à jouer : peut-être peut-on anticiper la transformation des commerces et penser à la ville de demain aujourd’hui. On a pu observer, récemment, de grands changements dans les modes de vie et les aspirations urbaines. Parmi ces changements, la prise de conscience face à l’urgence climatique et la volonté de renouveler les circuits-courts qui  sont de plus en plus à l’honneur en ville. De nombreuses fermes urbaines permettent désormais de consommer plus local et d’assurer une traçabilité des produits. La demande ne cesse d’accroître, et l’offre suit doucement cette tendance. D’ailleurs, pendant le confinement, de nombreux réseaux favorisant le commerce local se sont développés. Aujourd’hui, de nouvelles initiatives voient le jour avec ce second confinement. Par exemple, à Ortez, une plateforme de commerce local en ligne est en cours de création. 

Photo Renate Vanaga via Unsplash

S’il est une tendance indéniable de notre décennie, c’est celle de la proximité et de la rapidité. Nous nous sommes habitués, par confort moderne, à pouvoir tout obtenir dans un délai de quelques heures, quelques jours maximum : livraison à domicile, hyper-mobilité, communication instantanée… Une notion qui est facilement applicable à la ville, et que nous pourrions relier aux travaux de Carlos Moreno sur la “ville du quart d’heure” : une ville où tout est disponible à moins de quinze minutes à pied de chez soi. 

Finalement, cela pourrait correspondre à une forme de retour en arrière vers les centre-villes du début du siècle dernier, constituées de commerces de proximité : un boulanger, un fromager, un boucher, une pharmacie et une épicerie, quelques petits commerces… Avec des habitants moins mobiles, sauf exception, qui privilégient une forme de démobilité. Rendre le quartier, l’échelle locale abordable et vivante, tel est le véritable enjeu de la ville du quart d’heure. Celle-ci ne peut se faire sans une certaine forme de mixité urbaine. En effet, inscrire les commerces de demain dans des quartiers et des bâtiments mixtes, voilà qui pourrait être une solution. C’est donc aller à l’inverse de la logique de zonage, qui a dominé les années 1960-1980, au dépend de la durabilité des quartiers, et favoriser la renaissance d’une vie de quartier, fondée sur les échanges, des liens sociaux plus développés, et une meilleure transparence sur l’origine de nos consommations.

Nos commerces jouent indéniablement un rôle dans la vie de nos villes, ils sont  un des vecteurs de mouvement, de rencontres, de socialisation dans une ville.  Ainsi, le dynamisme commercial d’une ville accompagne souvent son dynamisme démographique, touristique, économique. Pour réenchanter nos villes, il faut donc valoriser nos commerces de proximité, nos savoir-faire. Cela ne peut toutefois pas se réaliser sans un réel travail sur le cadre de vie urbain.

Photo de couverture Artem Gavrysh via Unsplash