Le 21 juin 2021, la nuit durera seulement 7h50, soit la plus courte de l’année. Une occasion unique de vous inviter, qui plus est avec la récente abolition du couvre-feu, à découvrir votre ville sous une autre lumière : nocturne. Car la ville ne s’éteint pas quand vous dormez loin de là, elle vit aux rythmes des noctambules qui l’habitent. Tantôt laborieuse, tantôt festive, tantôt effrayante, faites la lumière sur l’urbanuité et les enjeux pour habiter la ville nocturne sans crainte.
Un rejet historique de la nuit : dépasser les clichés et les stigmates
La ville nocturne est un espace-temps mystérieux. Tantôt lieu de fêtes et de libertés, tantôt espace de transgressions et d’insécurités ; réprouvée par les faits divers, glamourisée par le cinéma, la nuit urbaine est objet de représentations souvent fortes et opposées. La nuit est fantasmée, et ce pour une raison historique : elle est encore largement inhabituelle et méconnue des urbains.
En effet, pendant des siècles, la nuit n’a été qu’une parenthèse dans la vie des citadins. La lumière naturelle conditionnant les activités, le lever et le coucher du soleil structuraient les rythmes de vie tout comme les activités sociales. L’espace urbain était alors aménagé pour permettre les activités des citadins, le jour, et garantir le sommeil des habitants, la nuit.
Si les pratiques nocturnes existaient bel et bien, elles demeuraient marginales et étaient très largement invisibilisées. Enrobées de mythes sur les bêtes nocturnes, de dogmes manichéens et d’une culture de la peur du noir, les pratiques nocturnes, quelqu’elles soient ne faisaient pas bon genre en société. Aussi, les petites gens assurant la sécurité de la cité ou les tâches domestiques essentielles se devaient d’être discrets, quand les vices noctambules devenaient tabous une fois le jour venu.
La nuit constituait alors un espace social fermé, que les bonnes gens devaient éviter à tout prix, et qui ne devaient pas polluer les mœurs diurnes. Invisibilisée et stigmatisée, la nuit urbaine a ainsi progressivement été réduite à une série d’images et de stéréotypes qui composent encore aujourd’hui notre imaginaire nocturne.
L’apparition progressive de l’éclairage public, à la fin du XIXème, dans les villes européennes n’a que très peu déconstruit ces clichés, et l’organisation sociale fondée sur la dichotomie jour/nuit demeure d’ailleurs aujourd’hui structurante. Pour beaucoup de citadins, le jour est donc encore admis comme le temps du travail, des relations sociales et des loisirs, un temps que l’on peut vivre dans l’espace public, quand la nuit relève de la sphère privée et intime, de la famille et du repos, un temps qu’il vaut mieux réserver à l’enceinte rassurante et protectrice du foyer.
La nuit habitée : une culture urbaine nocturne prégnante
Pourtant, l’éclairage au gaz puis à l’électricité a effectivement favorisé un remaniement des temps de la ville et les usages nocturnes se sont multipliés discrètement depuis deux siècles. En premier lieu, les lumières de la ville ont permis le développement du travail nocturne au point qu’aujourd’hui, les salariés travaillant au moins deux fois par semaine entre minuit et 5h représentent 15% de la population des actifs en France. Ces dernières années, la course à la productivité, la mondialisation économique et l’extension croissante du temps de travail favorisent toujours plus le travail de nuit.
L’éclairage public a également étendu les possibilités d’occupation de l’espace public avec en tête l’organisation de festivités. L’industrie de la fête et des loisirs nocturnes a, à ce titre, explosé à partir des années 1970. On compte aujourd’hui plus de 25 000 boîtes et bars de nuit en France brassant chacune en moyenne 300 personnes par soirée.
La ville, la nuit, a donc progressivement été réinvestie par les citadins. Les noctambules parcourent l’espace public, utilisent les transports, s’approprient certains quartiers, avec en tête les zones industrielles et rues de la soif, et développent ainsi une véritable culture urbaine nocturne qui transforme la morphologie et l’identité du territoire. Le coucher du soleil ne marque plus la désertification des rues, il marque leur renouveau, celui d’une autre habitation de la ville.
Photo Edouard Grillot/Unsplash
La nuit, un impensé urbanistique ?
Cependant, ces usages de la ville la nuit sont trop longtemps restés invisibles. Longtemps impensée par les politiques, la ville nocturne n’est portée en laboratoire d’étude sérieux qu’au début du siècle contemporain. Les sociologues, en premiers, se demandent ce qui se passe vraiment dans l’invisible et questionnent cet espace-temps omniprésent et pourtant méconnu. La ville nocturne émerge alors en tant qu’objet urbain à part entière que très récemment.
Grand oubliée des politiques d’aménagement pendant des décennies, la ville la nuit n’a globalement été considérée par les urbanistes que sous deux approches, partielles et partiales, l’éclairage et l’insécurité. Autrement, l’espace urbain nocturne s’est transformé sans trop de régulation, les citadins acquérant des habitudes et normes sociales spécifiques à la nuit dans leurs déambulations.
Le phénomène de construction de la nuit habitée sur un mode différent de la ville diurne intéresse néanmoins les urbanistes depuis une dizaine d’années, avec le développement des recherches pluridisciplinaires et sociales. Les congrès annuels Artificial light at night (ALAN), organisés depuis 2013, le collectif des Ressources environnementales nocturnes (RENOIR) ou les Séminaires des “Nocturnes” à Nanterre ont par exemple fait de la ville nocturne leur sujet privilégié, la questionnant comme une manière d’habiter à part entière (et plus seulement un dérivé de la ville diurne) et interrogeant par là même les zones d’interaction entre deux temporalités urbaines.
De telles recherches ont permis la problématisation urbaine et le comblement progressif de certains manques de la ville la nuit. L’extension des plages de circulation des transports en commun en soirée ou le développement de transports spécifiques à la nuit en sont de beaux exemples. Ces derniers permettent aux travailleurs nocturnes, comme aux fêtards, de circuler dans la ville plus aisément et plus loin. La progressive reconnaissance des usages nocturnes comme des enjeux urbains apparaît alors comme le nouveau champ d’action de ceux qui font la ville. Certains parlent à ce titre d’urbanuité (néologisme condensant urbanité et nuit) pour qualifier un renouveau des enjeux urbains.
Lutter contre les discriminations urbaines, exacerbées par la nuit
La ville nocturne émerge ainsi comme un espace-temps habité mais peu régulé ; animé mais pas spécialement urbanisé ; contraint depuis des siècles par une structuration diurne de la ville, et d’autant plus enjeu d’une reconsidération que les études récentes s’accordent à dire que la ville la nuit est hautement discriminatoire. En effet, la ville nocturne est globalement admise comme le lieu des inégalités. Des inégalités qui, si elles préexistent dans l’espace public diurne, sont exacerbées par le contexte nocturne.
Pour n’en citer qu’une, on peut penser au caractère discriminatoire de l’espace public envers les femmes. À titre d’exemple, si 40% des noctambules sont inquiets à l’idée de traverser l’espace public seul la nuit, c’est 60% des femmes qui ont peur de traverser l’espace public ou de prendre les transports la nuit, qu’elles soient accompagnée ou non, et quel que soit le trajet. Beaucoup d’entre elles s’y refusent d’ailleurs ou mettent en place des stratégies individuelles contraignantes. Rentrer plus tôt, lorsqu’il fait encore jour ; apporter des baskets “au cas où il faudrait courir”, et un manteau ample pour couvrir son corps ; éviter les rues “malfamées”, peu éclairées ou sans visibilité ; appeler un ami pour la durée du trajet ; porter des clefs au poing ou une bombe au poivre, sont autant de stratagèmes qui dessinent une cartographie contrainte et effrayante de l’espace public nocturne.
Or, la controverse urbaine et politique tend à réduire cette problématique majeure à la question de l’éclairage en ville : faut-il plus ou moins éclairer les rues la nuit ? Sachant que l’éclairage, s’il est un facteur rassurant pour celles et ceux qui ont peur, n’est pas statistiquement corrélés aux faits d’agression (on sait que 99% des délits et des faits nocturnes se font dans des lieux éclairés). En outre, la question de l’éclairage public intègre d’autres problématiques telles que la pollution lumineuse, la perturbation endocrinienne ou le gaspillage énergétique.
Aussi, pour réduire les inégalités ne faudrait-il pas repolitiser l’aménagement des espaces publics dans leur ensemble, de jour comme de nuit ? Car, l’espace public diurne est déjà le lieu d’expression de violences structurelles, et agir sur l’éclairage ne saurait être une solution complète. Aussi, il apparaît nécessaire de politiser la ville nocturne pour intégrer les nuits urbaines non plus comme des questions spécifiques, mais bien en tant qu’enjeu global de l’aménagement de la ville.
Photo Alexander Popov/Unsplash
L’institutionnalisation progressive d’un échange politique jour / nuit
À ce titre, l’émergence progressive et la reconnaissance institutionnelle des Conseils de la nuit dans plusieurs métropoles constituent un pas en avant vers le devenir de nuits urbaines plus inclusives et démocratiques. Les Conseils de la nuit sont des enceintes d’expression, des lieux de débats et des réseaux d’interconnaissances pour les acteurs locaux de la nuit. Présents à Paris, Nantes ou Rennes entre autres, ils tendent à co-construire, suivre et évaluer les actions engagées par les collectivités et les acteurs économiques de la nuit mais également, avec l’aide des bureaux des temps, à objectiver et enrichir la connaissance des nuits urbaines.
Observatoires, forums et organismes d’action publique nocturne, les Conseils de la nuit se multiplient depuis quelques années dans les grandes villes et tendent à instituer un dialogue avec les politiques traditionnels, les encourageant à questionner la temporalité des décisions mises en œuvre. Plus que résoudre les conflits d’usages, les Conseils de la nuit sensibilisent donc les pouvoirs publics, proposent une remise en perspective des politiques urbaines sous le prisme nocturne et se posent en lanceur d’alerte sur les problématiques jusqu’à très récemment invisibles.
La question de la périphérisation subie et discrète des manifestations culturelles festives et publiques nocturnes contre un droit libre à la fête, la problématique de la hausse des personnes sans domiciles fixe, ou les enjeux médicaux liés au travail de nuit pourtant en augmentation constante, sont autant d’enjeux démocratiques mis en lumière par le prisme nocturne. Des enjeux fondamentaux pour mieux vivre l’urbanuité et habiter la ville.
Finalement, il apparaît que la ville nocturne a constitué pendant des années un objet paradoxalement prégnant et méconnu, oublié des politiques et des urbanistes. Dévalorisés et stigmatisés, les noctambules sont exposés aux inégalités plus encore que les habitants journaliers. Repenser la ville, et particulièrement l’espace public, au prisme de la nuit, apparaît donc aujourd’hui nécessaire pour faire advenir une ville plus inclusive et démocratique. Aussi, à l’heure de la désynchronisation croissante des modes de vie, l’émergence de Bureaux des temps et de Conseils de la nuit, et par extension la reconnaissance politique des urbanuités apparaissent essentielles. Mieux vivre la ville nocturne appelle ainsi la résolution de nombreux enjeux et une évolution urbaine de la ville dans son ensemble.
Photo de couverture Julien Tondu/Unsplash