En France, 1,3 million de personnes vivent directement ou indirectement du secteur de la culture et des lieux culturels. Un secteur qui connaît également une forte implantation territoriale, puisque l’on compte près de 1200 musées en France, une centaine de monuments nationaux, et environ 43 000 monuments classés. Cet ancrage territorial, qui marque les paysages urbains, forge l’identité et le caractère propre des villes. 

Ce que  la ville doit à la culture, ce que la culture doit à la ville   

La ville est indissociable de la culture, en ce qu’elle est elle-même le fruit d’une culture : la ville est un “apprivoisement” d’une terre, arrachée à la nature sauvage, que l’homme fait sienne précisément en la “cultivant” (coltere en latin, ce qui signifie “cultiver la terre”). Sur cette terre, l’Homme signifie son appartenance à une communauté politique (au sens grec de polis, la cité) et “se” cultive, en apprenant les codes de la civilité. En d’autres termes, la culture fait de l’Homme à l’état sauvage un Homme civilisé, un habitant de la cité. La ville devient alors le produit “d’une” culture et l’Homme inscrit à son tour “sa” culture dans le paysage urbain : œuvres d’art, centres culturels, particularités architecturales des bâtiments… 

lieux culturels

Une rue de Berlin – Photo Akin Cakiner via Unsplash

La culture fabrique la ville, où elle sera elle-même à son tour, produite et transmise : elle s’échange par le biais de rencontres qui confrontent la diversité d’habitants de villes cosmopolites à la diversité des espaces urbains. Espaces d’échanges et de sociabilisation, ces lieux culturels, uniques, vont alors forger la singularité d’une ville, et par cela, son identité. 

Ce lien fort entre culture et urbanité se traduit d’ailleurs fortement à partir des années 1970-1980, où la renommée culturelle des villes prend une autre connotation. Elle est désormais associée à une qualité de vie urbaine et à l’attractivité d’un territoire : posséder des institutions culturelles de renom est une nécessité afin de s’imposer comme grande métropole. En effet, pour se différencier, se singulariser des autres villes, il faut parier sur la culture, vecteur de rayonnement territorial et d’identité urbaine. Il s’agit dès lors de se forger une image de marque, donnant lieu à de nouvelles formes de “marketing urbain”. De cette période sont d’ailleurs nés les principaux espaces culturels que nous connaissons aujourd’hui : le Centre Georges Pompidou ou la pyramide du Louvre ont profondément changé le paysage de la capitale française.   

La culture en ville à l’heure de la crise sanitaire

La ville semble ainsi interdépendante de la culture. Cependant, la crise sanitaire a placé le secteur en rude difficulté : activité partielle, chômage, pertes économiques approchant en moyenne les 25% sur tout le secteur par rapport à l’année 2019… Théâtres, cinémas, musées : ces lieux sont restés vides très longtemps et peinent encore aujourd’hui à se remplir, malgré les appels des artistes au public à venir les réinvestir. Peur de la transmission de la maladie dans un endroit fermé, restriction des jauges, les espaces de la culture en ville n’ont pas pu s’adapter au respect de la distanciation sociale. Comment un secteur clé dans la société et l’économie traverse t-il cette situation sanitaire sans précédent ? Quel impact peut avoir cette crise sur la culture, et plus particulièrement son lien à la ville ? 

Certaines entreprises et institutions culturelles ont trouvé une solution temporaire à cette situation sanitaire hors du commun par la digitalisation de leurs oeuvres ou de leurs prestations artistiques. Spectacles en ligne, visites virtuelles, chats interactifs… L’expérience a largement favorisé la créativité et l’innovation dans la médiation culturelle, au risque de dépersonnaliser les liens entre le public et les artistes. La perte du lien social, liée à la disparition d’un espace physique de représentation et d’exposition, représente en effet une grande difficulté, voire une souffrance, pour de nombreux artistes, notamment dans le secteur du spectacle vivant. Pour pallier ce problème, certains artistes ont investi les rues et les places publiques afin de se reconnecter au public. 

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Photo Nadim Merrikh via Unsplash

Si l’été est la saison où la culture investit le plus les rues, en particulier grâce à la météo, il est vrai que le Covid a également poussé les artistes à faire entrer leurs pratiques en résonance avec l’espace public, où les distanciations sociales sont possibles. C’est aussi pour ces raisons que la culture est largement sortie hors des murs cet été : cinéma en plein air, théâtre de rue, expositions dans les rues… Une manière de renouer les liens avec le public, et de donner vie aux quartiers dans lesquels les spectacles prennent place. Le plein air permet d’amener les œuvres là où elles ne vont pas et offre des rencontres avec de nouveaux spectateurs en haussant leurs promenades quotidiennes d’un ton” témoigne José Montalvo, chorégraphe. Au travers d’une culture interactive, les artistes invitent ainsi les spectateurs à redécouvrir leur ville d’un œil nouveau mais également à s’émerveiller dans un climat sanitaire pas toujours très propice à cela.

De manière plus formelle, de nombreuses municipalités et institutions dans le monde ont fait le choix de promouvoir le maximum d’événements culturels en extérieur : à New-York, la Philharmonique, en voyant sa saison d’automne annulée, investit les rues de Brooklyn trois fois par jour, les vendredis, samedis et dimanches jusqu’à mi-octobre. 

Assiste-t-on à l’émergence de nouveaux lieux culturels ? 

Digitalisation, fermeture d’établissements… Le confinement a bouleversé les lieux culturels et les pratiques artistiques, et en même temps permis une certaine réinvention des modes de diffusion de la culture. Est-on en train d’assister à la mort du lieu culturel ? La culture a-t-elle besoin de quatre-murs ? 

L’engouement des foules à la réouverture des cinémas et des salles de spectacles comme l’Olympia confirme bien que la culture s’inscrit dans des espaces physiques. Outre un lieu physique de rencontre, la salle de représentation est aussi une invitation à voyager dans le temps : l’histoire et l’ancrage de ces lieux culturels dans le paysage urbain les ont parfois rendus emblématiques. Aussi, ce n’est pas étonnant si la mairie de Paris a récemment racheté des théâtres et des cinémas en péril économique comme le Lavoir Moderne Parisien ou la Flèche d’or. Un fond de 50 millions d’euros est d’ailleurs prévu pour secourir des institutions en péril pour les 6 prochaines années. Impossible donc d’éradiquer les lieux de culture du paysage urbain. 

Pour autant, la culture ne s’enferme pas entre quatre murs, et c’est aussi là une (re)découverte qu’à pu entraîner la crise sanitaire. L’investissement de l’espace public par les artistes en est le premier exemple, mais on observe aussi le mouvement inverse : de nouveaux lieux, hybrides, viennent désormais s’ouvrir sur la ville. Ils deviennent le cœur vivant de certains quartiers, mêlant artistes, habitants, touristes…. Ils fabriquent la ville à leur échelle. L’art permet par exemple de se réapproprier des “non-lieux”, de retrouver des interactions perdues entre l’espace public, le spectateur et l’art. Le métro de Montréal en est une illustration : il est devenu une vraie galerie d’art, où fresques murales et statues redonnent vie à cet espace qui était auparavant impersonnel. L’art part à la conquête de la ville et de l’espace public. 

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Une installation lumineuse dans le métro de Montréal – Photo Marc-Olivier Jodoin via Unsplash

Tiers-lieux, micro-lieux de culture, ateliers d’artistes… Depuis ces dernières années, on a vu émerger ces nouveaux lieux de cultures, souvent moins institutionnalisés au sein des villes, notamment via l’expansion de l’urbanisme temporaire et le développement de projets éphémères. Les Grands Voisins dans le 14ème à Paris, les Halles du Faubourg dans le 7ème à Lyon, Darwin rive gauche à Bordeaux ou encore le site Transfert à Nantes, une ensemble de lieux qui ont choisi d’inscrire l’acte culturel au sein de leur démarche et de leur ouverture sur leur environnement.
À l’instar de ces lieux temporaires, il serait intéressant de généraliser l’implication de la culture au sein même du processus de la fabrique urbaine.  Ces nouveaux lieux de culture, plus hybrides, peuvent s’appuyer sur une culture du “quotidien” pour accompagner le changement du territoire proche et impulser de nouveaux liens sociaux entre les différents usagers du projet. Les artistes ont plus que jamais leur rôle à jouer dans une fabrique de la ville qui ne leur laisse que peu de place aujourd’hui. Ce sont pourtant des acteurs clés, qui, par leur rôle de médiateurs et d’émulateurs d’imaginaires, permettent d’apporter un regard alternatif aux pratiques urbaines.

Photo de couverture Nick Bolton via Unsplash