Avec 191 pays présents et 25 millions de visiteurs prévus, le centre du monde de la fabrique urbaine sera situé à Dubaï jusqu’au 31 mars 2022. Les six milliards de dollars qu’a investis l’Emirat dans sa première exposition universelle ne sont qu’un faible sacrifice en comparaison des bénéfices qu’il devrait en retirer. Soft power, marketing, innovations urbaines durables, tourisme… autant d’enjeux centraux pour appréhender ce qui se trame à Dubaï 2020. Mais pour mieux les comprendre, il est important de revenir rapidement sur 170 ans d’expositions universelles, que la sortie du film Eiffel ont remis au goût du jour.
Les expositions, reflets des progrès architectural et urbanistique
Dans l’imaginaire collectif, les expositions universelles évoquent principalement quelques réalisations architecturales notables, qu’elles aient été provisoires ou éphémères. Pour chaque édition, les organisateurs ont justement fait en sorte de laisser chaque année un terrain de jeu assez libre aux architectes, afin de se servir de leurs réalisations pour mettre en avant les progrès accomplis par leur pays, devant les yeux ébahis du reste du monde.
Il n’est donc pas étonnant que les premières expositions se soient déroulées à l’époque de la révolution industrielle, années particulièrement riches du point de vue des innovations technologiques, que ce soit du côté des matériaux ou des procédés utilisés. La première d’entre elles s’intitulait d’ailleurs “grande exposition universelle des travaux de l’industrie de toutes les nations”, et était organisée dans la ville de Londres à l’apogée de l’ère Victorienne, âge industriel par excellence.
L’intérieur du Crystal Palace, gravure de 1851 ©Wellcome Collection
L’architecture métallique du XIXe siècle a notamment entretenu énormément de liens avec ces premières expositions universelles. D’une part, le métal constitue le matériau rêvé pour réaliser des structures provisoires et démontables comme celles du Crystal Palace de Londres en 1851. D’autre part, ces réalisations architecturales, la Tour Eiffel en tête, ont permis de montrer au monde entier que l’âge industriel pouvait produire un nouveau type de beauté, alors que les productions industrielles étaient jusqu’alors associées à la laideur. On peut même observer ici les prémices de l’architecture moderne, puisque est fait un lien très fort entre art et technique.
En plus d’avoir permis de faire évoluer à une vitesse phénoménale la production architecturale, les expositions universelles ont transformé en quelques décennies les villes qui les ont accueillies, Paris en tête. L’exposition de 1900 a par exemple vu l’inauguration du pont Alexandre-III, l’usage nocturne de l’électricité pour illuminer des fontaines lumineuses, et des inventions novatrices comme l’éphémère trottoir roulant ou le beaucoup plus durable réseau métropolitain de la ville de Paris.
Cet esprit d’innovation ne s’est pas perdu au fil des années, et il est par exemple intéressant de se plonger dans les projets imaginés par des étudiants pour l’exposition universelle de 2025 — qui ne sera finalement pas parisienne. En proposant des activités en apesanteur, des installations sous-marines à Marseille, un bateau itinérant traversant les océans ou encore un camping à étage sur le champ des Mars, ces étudiants ont renoué sur le papier avec la créativité des expositions du XIXe et du XXe siècle, qui semblait avoir disparu depuis plusieurs décennies.
Un levier urbanistique
Malgré leur caractère éphémère, les expositions universelles ne sont pas qu’un moment hors du temps où les innovations les plus folles sont présentées et partagées. Elles servent également de levier pour le développement de quartiers, et de villes toutes entières, que ce soit du point de vue de l’imaginaire mais aussi d’aménagement plus concret. On pense déjà à quelques ouvrages remarquables dont on a déjà parlé, la tour Eiffel en tête sur l’histoire de laquelle un film vient de sortir, mais également aux nombreux pavillons nationaux réutilisés une fois l’exposition terminée.
Ce legs des expositions va cependant souvent bien plus loin, et les prévisions pour le futur de Dubaï post-évènement en sont un bon exemple. Le plan directeur de l’exposition s’insère dans un schéma directeur pensé bien en amont, et le site de l’évènement servira à un large projet à usage mixte au sein du Dubai Trade Center Jebel-Ali, qui constituera une nouvelle grande centralité de la ville. A l’intérieur de ce nouveau quartier, on pourra trouver des centres d’affaires, de production, de stockage, commercial et logistique, mais aussi des espaces de restauration, des bureaux et des logements de haut standing pour un total de deux millions et demis de mètres carrés. Bien que l’exposition ne dure que six mois, elle a donc pour objectif sur le moyen et long terme de créer ex nihilo, dans le désert, un des plus grands centres du tourisme d’affaires de la région.
Pour ce faire, différents éléments construits pour les six prochains mois ont été pensés comme modulables et démontables, à l’image du pavillon des Emirats Arabes Unis qui deviendra un musée consacré à l’histoire du pays, comme c’est régulièrement fait par les villes qui accueillent une exposition. De manière similaire, d’autres pavillons modulables seront récupérés pour construire le parc de bureaux.
Si ce site de réutilisation peut paraître vertueux sur le papier, il va sans dire que les retombées ne sont pas toujours positives. Comme le résume justement le titre d’un article du New York Times, «les expositions universelles peuvent profiter ou hanter les villes hôtes». L’exposition universelle de Shanghaï, dont le coût initial était prévu à 4,2 milliards de dollars, aurait par exemple dépassé les 50 milliards selon la presse chinoise. De plus, certains bâtiments ont tout bonnement été rasés après quelques mois comme le pavillon allemand, mais aussi et surtout plusieurs milliers de maisons en amont de l’évènement, avec au total plus de 18 000 familles déplacées.
Exposition de Saragosse, 2008 © Grez via Wikipedia
Malgré les difficultés rencontrées dans la reconversion de certains sites, les habitants semblent tirer beaucoup de fierté et de bonheur de ces différentes expositions, comme on le voit dans les foules en liesse lorsqu’une ville est désignée hôte. C’est par exemple le cas à Saragosse, étudiée sept ans après l’exposition internationale de 2008. Alors qu’une grande partie des équipements n’ont pas pu être reconvertie et que le site se trouve aujourd’hui en déshérence sans quasiment aucun touriste — ce qui peut s’expliquer par la crise de 2008 — les saragossiens conservent de bons souvenirs de l’exposition. Que ce soit l’évènement et la fête qui l’accompagnait en lui-même, les transformations urbaines provoquées par l’exposition ou l’image donnée à la ville à l’international, la plupart des habitants interrogés ont plébiscité l’évènement pourtant non exempts de critiques. À tel point qu’une association citoyenne s’est constituée pour perpétuer la mémoire de l’exposition de 2008.
Les expositions universelles comme tremplins
Alors que les expositions universelles étaient légèrement tombées en désuétude, les enjeux contemporains, notamment autour du changement climatique, les ont remis au centre de la fabrique urbaine. Cette (re)montée en puissance est principalement à mettre sur le compte des dirigeants, politiques mais surtout de grandes entreprises, dont la vision a radicalement a changé en quelques décennies.
Ils ont notamment compris les avantages en termes d’image et de marketing à participer à ce genre d’évènements, mais aussi les possibilités de partenariats et de signatures de contrat, qui sont facilités par l’appui sur la marque d’un pays selon Patrice Ballester, spécialiste des expositions internationales. Dubaï n’est d’ailleurs pas la première édition de cette nouvelle vague liée aux enjeux d’expositions, qu’on peut faire démarrer il y a 30 ans avec l’exposition de Séville de 1992 qui avaient attiré 40 millions de visiteurs, et plus récemment avec celle de Shangaï en 2010, avec 70 millions de visiteurs.
Séville, Shangaï et même Hanovre en 2000 s’étaient déjà servis à leurs époques respectives de l’exposition universelle pour un objectif commun : mettre en scène leur puissance émergente. Comme le remarque Patrice Ballester, «l’exposition universelle de Séville, en 1992, marquait l’entrée de l’Espagne dans la Communauté européenne et le marché unique. Hanovre, en 2000, représentait la réunification de l’Allemagne. Shanghai 2010 vante la Chine qui s’apprête à dominer le monde»
Le pavillon de Chine à Shangaï 2010 © Lucia Wang via Flickr
De la même manière, Dubaï 2020 «traduit le rôle croissant des pays émergents» et permet aux Émirats Arabes Unis de «tenter d’affirmer leur légitimité en s’inscrivant dans la compétition». L’exposition de cette année rentre dans une stratégie au très long court de la ville qui s’est incroyablement développée en quelques décennies grâce à des schémas directeurs et une stratégie touristique bien rodée.
En plus de profiter de l’occasion pour relancer sa croissance après une mauvaise année liée à la pandémie, l’émirat cherche également à «devenir une plateforme de l’innovation et de capter une rente d’innovation. L’idée c’est de faire du business tout en changeant l’image de Dubaï mais sans réduire son train de vie économique. Il n’est pas question de décroissance. Les supermarchés doivent continuer de prospérer et le tourisme qui est un des pilier de l’économie dubaïote doit encore se développer et attirer des étrangers.» selon Laure Semple, spécialiste de Dubaï.
La question se pose alors de la cohérence entre les objectifs de durabilité annoncés par l’exposition d’un côté, et le fonctionnement même de la ville de Dubaï de l’autre. Il va sans dire que la ville ne constitue pas un parangon de vertu de la ville durable, alors qu’on peut y skier toute l’année, que les deux tiers de son électricité sont utilisé dans la climatisation et que les dubaïotes consomment trois plus d’eau par habitant que dans l’Hexagone.
Plutôt que le moteur profond des transformations urbaines, les expositions universelles sont le reflet des dynamiques à l’œuvre dans les villes à un moment donné. Bien qu’elles constituent un levier urbanistique pour le site, et qu’elles sont le moment d’échanger autour de quelques innovations, il s’agit surtout d’une opportunité pour une ville ou un pays d’affirmer sa place dans le monde. Une dimension qu’on vous conseille de garder en tête en suivant l’histoire du nouveau film Eiffel, qui ne traite donc pas seulement du génie d’un ingénieur.
Crédit photo de couverture – Le palais de l’électricité et le château d’eau en 1900 via Wikipedia