Le 26 septembre dernier, un drame industriel s’abat sur Rouen : un nuage noir de 22 km de long s’échappe d’un incendie sur le site industriel à hauts risques (dit Seveso) de l’usine de Lubrizol. Entre inquiétude des riverains, pollution des eaux et de l’air, cet incendie nous rappelle que certaines industries sont encore proches des villes. Nos lieux de vie n’échappent alors pas aux risques engendrés par leur présence. Au fur et à mesure des années, scandales et catastrophes industriels se succèdent et la population semble désarmée face à ces derniers. Le Monde annonçait le 4 octobre 2019 que 2,5 millions de personnes habitent à moins d’un kilomètre d’un site Seveso. 

Comment peut-on alors repenser les liens entre industries et villes, entre usines et riverains ? Alors que le stock des matières premières s’épuisent et que la transition écologique devient de plus en plus urgente, quels sont les principes de précaution à imaginer et les industries urbaines peuvent-elles s’inscrire dans des démarches plus respectueuses de l’environnement ?

Des industries de plus en plus urbaines

La présence d’industrie en territoires urbains a marqué l’histoire des villes. Les activités manufacturières du 18ème siècle avaient déjà un impact conséquent au cœur de Paris, avec par exemple la pollution de la Bièvre qui sera recouverte après avoir servie d’égout géant, mais aussi alimentée de nombreuses tanneries, blanchisseries, teintureries, dont la fameuse manufacture des Gobelins. Ainsi, la gestion des sites à risques étaient un réel défi pour les villes. Par exemple, les poudrières, ces usines consacrées à la fabrication d’explosifs, étaient installées en bordure de ville, pour éviter de toucher la population lors des risques d’explosion. Mais c’est bien la Révolution industrielle qui amorcera un tournant de le destin de la plupart des grandes villes, notamment avec la multiplication des risques par des activités plus dangereuses, mais aussi l’apparition de quartiers d’industries proche des villes qui rend plus vulnérables les populations aux accidents industriels et à la pollution. 

Avec le développement de l’industrie au cours du XIXème, des quartiers entiers se trouvent dédiés aux industries lourdes. Même si cette concentration d’usines se développent à la périphérie des villes, là où il y a encore de la place disponible, elle reste sur un territoire restreint, avec à l’époque aucune norme mise en place vis à vis de la pollution engendrée, ce qui devient très vite un fléau. L’air y est irrespirable et les fumées réduisent fortement la visibilité. De plus, à proximité, des quartiers d’ouvriers s’installent. Ces derniers y vivent dans des conditions de salubrité de très mauvaises qualité liées à leur niveau de vie et à leur proximité avec les activités industrielles.

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Début XXème siècle apparaît dans notre vocabulaire le mot “smog”, un néologisme qui vient de “smoke” (fumée) et “fog” (brouillard) qui fait son apparition aussi dans la littérature avec sa présence dans les romans. Dickens évoque notamment dans son roman Bleak House ce smog industriel aux couleurs jaunâtres. Une pollution liée à l’industrie mais aussi au chauffage au charbon qui a eu ses épisodes tragiques, comme en décembre 52, avec l’épisode du grand smog de Londres, qui est d’ailleurs considéré comme l’un des pires épisodes de pollution atmosphérique du Royaume-Uni. 

Même si aujourd’hui, il semble difficile d’imaginer le retour d’un tel niveau de pollution, à l’image de ce qui peut exister dans des pays industriels comme la Chine, l’industrie reste proche de nos villes. En effet, l’étalement urbain du siècle dernier a peu à peu englobé les zones industrielles dans le cœur des villes. Ainsi, des zones à hauts risques sont directement en contact avec des quartiers d’habitations, et donc avec la population des villes bien souvent peu ou pas en courant des risques encourus.

En 2019, 1 379 sites classés Seveso en France

Ce sont majoritairement les accidents et les incendies des sites industriels en zone urbaine qui ont peu à peu obligé les autorités à établir des normes pour catégoriser et mettre en place des systèmes d’informations et de gestion des risques. En 1976, la ville de Seveso en Italie est victime d’un rejet accidentel de dioxine d’une de ses industries qui engendre une pollution atmosphérique qui se révéla désastreuse pour l’environnement et la santé des habitants. Suite à cette tragédie, les États européens décident collectivement d’adopter une politique commune en matière de prévention des risques industriels majeurs. Cette directive appelée “directive Seveso” est mise en place en 1982 et oblige désormais les pays signataires et industriels, à classifier et identifier les risques liés à certaines industries dangereuses, dans le but d’établir des mesures nécessaires pour les maîtriser.

Malgré les classifications mises en place, une grande majorité des industries dangereuses se situent cependant encore en zone urbaine, et donc en contact direct avec des habitants. Or des incidents peuvent toujours arriver. D’ailleurs, en 2001, Toulouse connaît un des plus grands accidents industriels français : une explosion dans l’usine AZF provoque la mort de 30 personnes, ainsi que de nombreux blessés et dégâts matériels dans une grande partie de la ville. Suite à cette catastrophe, une nouvelle mesure est mises en place en 2003 : il s’agit de créer des Plans de Prévention des Risques Technologiques (PPRT). Ils visent à contrôler l’urbanisation autour des sites industriels à hauts risques, pour protéger au mieux la population locale. Mais malgré ces réglementations, les liens entre industries et riverains sont quasiment inexistants pour de nombreux cas. 

Des liens entre habitants et industries à repenser ?

Et si en plus d’une politique de meilleure prise en compte des risques, la clé résidait dans de nouvelles réflexions à mener pour améliorer la qualité des liens directs entre les industries et les habitants ? Que ce soit en matière de prévention des risques, mais également de connaissance de ces lieux souvent hostiles au public, dans le but de tendre toujours plus vers une réelle transparence et responsabilisation des entreprises implantées proche des populations.  

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À Feyzin, en région lyonnaise, les autorités publiques ont choisi d’expérimenter en matière de médiation entre industriels et habitants. Située dans la vallée de la chimie, la ville de 10 000 habitants accueille aujourd’hui 3 sites classés Seveso, dont une raffinerie, supports de risques majeurs pour la population. Fortement marquée par l’incendie de la raffinerie en 1968, qui avait provoqué la mort de 18 personnes, la ville a depuis longtemps cherché à innover en matière de gestion et communication des risques industriels. La commune a mis en place un ambitieux Plan Communaux de Sauvegarde. Des totems signalétiques ont été installés dans la ville avec un double objectif : celui de former au quotidien les passants et habitants quant aux réflexes à adapter si jamais cela est nécessaire, ainsi que d’indiquer les destinations à prendre en cas d’incidents, mais également de familiariser les publics aux risques. 

Le numérique joue aussi depuis quelques années un rôle important dans la prévention des risques auprès des habitants. Dans un premier temps, il donne accès à l’information : des plateformes en ligne hébergent des cartes interactives permettant aux habitants de comprendre et connaître les risques liés aux industries situées à côté de chez eux. Dans un deuxième temps, elle permet de former aux premiers gestes à adopter grâce à des vidéos explicatives. Mais il semblerait qu’une fois l’incident déclaré, le numérique ne soit pas assez mis en avant. En effet, les signaux d’avertissement (sirène d’alarme) à la population paraissent obsolètes. Peu de personnes savent réellement interpréter le signal et différencier le confinement d’un autre ordre. L’utilisation du numérique pourrait s’avérer, à ce moment-là, être une solution adaptée pour transmettre un maximum d’informations à la population. Par exemple, par envoi de message, chacun serait au courant de l’évolution de la situation, et des gestes à adopter.

Enfin, les zones industrielles, surtout si elles sont à risques élevés, sont souvent des espaces totalement interdits au public pour des consignes de sécurité. Depuis quelques années, certaines industries commencent à ouvrir leurs portes aux riverains pour expliquer leur processus de fabrication et dévoiler les lieux : c’est le cas de la cimenterie Vicat de Montalieu-Vercieu (38) qui un week-end par mois propose une visite guidée aux habitants afin de créer des liens entre l’industrie et son territoire. 

Vers des industries moins polluantes ?

Mais le véritable enjeu des industries urbaines pour les prochaines années est la transition écologique dans laquelle elles doivent se mettre en marche : il n’est plus acceptable que des industries polluantes et dangereuses pour la nature et l’homme puissent continuer de fonctionner à proximité d’habitations, de lieux publics et d’espaces naturels à préserver. Il n’est d’ailleurs pas plus acceptable que l’on ferme plutôt des écoles ou qu’on les laisse proche de sources de pollution, au lieu de délocaliser ou fermer les industries elles-mêmes. Si ces industries ne peuvent être déplacées, il faut alors repenser les logiques de production pour qu’elles soient plus respectueuses de leur environnement et de la santé des habitants qui les côtoient.

En Asie, avec la forte industrialisation de ces dernières décennies, les villes sont fortement impactées et la pollution est un véritable problème : entre le nombre important de véhicules polluants et la présence d’industries petro-chimiques en grande quantité, la qualité de l’air est bien souvent très mauvaise, ce qui cause des problématiques sanitaires d’ampleur avec de nombreuses victimes contractant des maladies liées à la pollution. Pour répondre à ce fléau, les autorités chinoises se sont peu à peu investies dans la recherche et le développement durable pour trouver des solutions visant à diminuer l’impact écologique des industries chinoises et tendre vers des process plus vertueux. Un basculement lié à la forte mobilisation des populations sur ces questions, ce qui a poussé le gouvernement chinois à agir. En moins de 10 ans, la réglementation s’est fortement durcie, et même si des progrès reste à faire, la Chine est devenue aujourd’hui une terre d’accueil pour les « cleantechs » et cherchent également à développer de nouvelles solutions productives plus écologiques. 

Mais faut-il attendre le pire pour réagir ? Certaines villes et industries ont déjà pris le tournant écologique, soit en faisant le choix d’une autre économie, soit en opérant des changements au sein même de leurs industries pour qu’elles soient plus respectueuses envers l’environnement, notamment en excluant certains composants chimiques avérés néfastes. La sensibilisation ces dernières années des consommateurs aide dans ce sens à motiver les industriels à changer leurs méthodes de production.

Se pose aussi la question des sols pollués et de leur devenir. Différentes solutions innovantes et naturelles émergent pour dépolluer ces espaces de la ville afin de les réintégrer dans le tissu urbain à investir, de manière à limiter l’étalement urbain. Car industrie n’est pas forcément incompatible avec la ville. Depuis la création des villes, les activités économiques, industrielles et urbaines cohabitent. 

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Mais les villes gagneraient à repenser avec les industriels des systèmes plus humains et connectés à leur environnement, comme par exemple l’artisanat peut l’être, pour créer des villes innovantes, créatives et durables. Le retour d’une ville productive axée autour des savoirs-faires artisanaux, avec le développement de lieux tels que des fab-labs, ateliers, micro-usines, tendent vers une approche plus locale et circulaire. D’ailleurs, souvent ouverts sur la ville, ses espaces productifs cherchent à développer le partage de connaissance, mais aussi à inciter la création de communautés autour du “faire”. Ne s’agit-il pas aussi d’explorer davantage cette voie pour tendre vers plus de liens locaux entre ville industrielle et habitants ? Peut-être que se dessine déjà au cœur de nos villes le visage de l’industrie de demain ?