L’opinion publique au cœur des élections

Les élections législatives sont au cœur de l’actualité, avec pour mot d’ordre des prétendantes et prétendants : comprendre et influencer l’opinion publique. L’opinion, qui paraît inhérente à toute forme de politique, est une notion qui émerge en réalité en Grèce antique. Si Platon l’assimile à l’ignorance et aux préjugés (à travers le fameux mythe de la caverne), Aristote la renvoie à un terreau commun duquel émerge un véritable échange de raisons. La consécration du concept d’opinion publique tel qu’on le connaît aujourd’hui apparaît au siècle des Lumières. Désormais, comprendre la foule devient l’enjeu des autorités publiques et les statistiques sociales allemandes, puis françaises et anglaises voient le jour. 

Les résultats sont publiés et aboutissent à des prises de conscience collectives qui guident l’exercice de la politique des gouvernants. En 1930, George Gallup met au point la technique des sondages afin de renforcer le processus démocratique. Ses effets pervers sont depuis fortement décriés notamment par Pierre Bourdieu, qui publie en 1973 “L’opinion publique n’existe pas”. Pour lui, réduire des réflexions à des chiffres et des pourcentages anesthésie grandement leur complexité. Il étoffe sa pensée en trois points : premièrement, tout le monde n’a pas une opinion sur tout, ensuite, toutes les opinions ne se valent pas contrairement à ce que présuppose un sondage, et enfin, il n’y a pas de consensus nécessaire qui découlent de la question posée. Finalement, ils représentent pour le sociologue plus des instruments de manipulation qu’une opportunité d’exercice direct de la démocratie. 

Pierre Bourdieu via Wikipedia

À l’aune du numérique, les concepts de public et de média évoluent. Les réseaux sociaux ont donné une place active aux citoyens ; désormais, chacun relaie, influence et façonne l’opinion en bouleversant les modes d’expression. Les relais d’informations sont saturés et favorisent également les désinformations via les fake news, le zapping et le hors contexte. L’opinion publique se déploie maintenant en ligne et hors ligne, ce qui implique une réorientation de ses modes d’analyses traditionnels (sondages, enquêtes). 

©Pxhere

Quelle place pour l’affichage face au numérique ?

À l’échelle de nos villes, l’affiche constitue l’élément central d’appropriation de l’opinion par l’espace public. En effet, elle constitue la signalétique la plus visible dans l’espace urbain et caractérise différentes affirmations identitaires en ciblant certains quartiers. Une étude de Vincent Veschambre publiée dans la Revue de l’Université de Moncton en 2005 s’est penchée sur le rôle des affiches en ville comme élément symbolique fort de lecture du territoire. L’étude de cas se porte sur la ville d’Angers en France, qui revendique une forte appartenance au développement durable et donc réticente à la saturation publicitaire, ainsi que la ville de Timisoara en Roumanie, anciennement issue du bloc soviétique s’étant ouverte au capitalisme plus récemment. Ces deux exemples sont volontairement contrastés afin d’apporter des clés de lecture et éléments de comparaison pertinents. À travers l’exemple d’Angers en France et de Timisoara en Roumanie, on remarque comment les conflits d’opinions prennent place dans les différents contextes électoraux. 

Depuis le début du vingtième siècle, l’affichage publicitaire devient composante à part entière du paysage urbain, s’orientant le plus souvent vers la publicité, à l’image de notre société marchande. On distingue par ailleurs l’affichage publicitaire, de l’affichage public municipal, et l’on remarque notamment à Angers que le publicitaire est largement majoritaire en termes de surface occupée. La Roumanie, anciennement rattachée au bloc soviétique, assiste elle aussi à un véritable envahissement de son espace par la publicité, et ce malgré ses vaines tentatives de régulation. L’affichage publicitaire s’impose comme une composante inhérente à la ville, symbole de dynamisme économique. Aussi, le mobilier urbain, la publicité, les enseignes permettent de structurer la ville et d’orienter les quartiers périphériques vers le centre, notamment via des signalétiques directionnelles. Finalement, l’affichage comme outil fonctionnel de conception de la ville en fait un espace fondamentalement marchand. 

Pour autant, ces dernières décennies,  nous assistons à un tournant : les questions de mode de vie, de paysage, d’écologie s’emparent des discours et viennent contredire cette logique purement marchande et utilitaire qu’octroie l’affichage à la ville. On parle même de “pollution visuelle” ; la ville est saturée d’informations, et devient illisible. Les urbains ne veulent plus de stimulation urbaine mais plutôt d’une préservation du paysage. À Angers, on tente notamment de diminuer l’espace occupé par l’affichage publicitaire, car l’ambition portée par la municipalité depuis 1995 est le développement durable ainsi que l’embellissement de la ville. Ainsi, elle s’est dotée d’un règlement municipal sur la publicité en ville, en tenant compte d’un zonage précis pour identifier des zones particulièrement “sensibles” à préserver : le centre-ville, le bord de Maine, les gares, les espaces verts et humides… Concernant les panneaux d’affichage libre, non publicitaires, ils ne sont soumis à aucune réglementation mais restent sujets à une pression commerciale (évènements culturels, concerts…) et mettent à mal l’affichage libre dit d’opinion qui peine à occuper de l’espace. À Timisoara, la limitation de l’affichage sauvage est difficile à mettre en place, et on assiste même en période d’élection à un système de tarification de l’espace publicitaire, sur un mode de financement illégal des partis politiques. 

À travers Angers et Timisoara, on se rend compte que les centres villes sont profondément marqués par l’affichage publicitaire. Dans les deux cas, les publicitaires redoublent d’inventivité pour détourner les usages du mobilier urbain afin d’occuper toujours plus d’espace, et contournent les limitations législatives des communes. 

Vue sur le centre d’Angers, via Wikipédia

En période électorale, l’affichage politique constitue une réelle concurrence à la publicité. Cet affichage est particulièrement réglementé par souci d’équité entre les candidats en France. La pratique de l’affichage est très différente selon les partis. En 1995, au premier tour de la présidentielle, l’espace urbain était occupé par des partis sous représentés au Parlement et qui ainsi misaient sur l’espace urbain pour exister, via leurs militants. Les plus visibles étaient le Parti Communiste Français, le Front National, Lutte Ouvrière ainsi que le Mouvement pour la France. En revanche, était aussi présent le candidat socialiste malgré son influence déjà présente à l’assemblée, qui s’explique par une certaine tradition militante. À l’inverse, c’est seulement au second tour qu’on a vu apparaître sur les murs le candidat Jacques Chirac. Plus récemment, lors des dernières élections européennes, seuls les candidats d’extrême gauche et du PCF ont mobilisé l’espace urbain. 

Aussi, des stratégies territoriales se mettent en place ; les partis de gauche ont tendance à investir les quartiers défavorisés où l’on trouve un grand nombre d’habitat social, car historiquement ils leur sont plus favorables, alors que Jacques Chirac était quant à lui fortement représenté en centre-ville et péri-centre, plus bourgeois. On voit ainsi comment l’espace urbain devient un lieu d’échange idéologique symbolique. 

Dans la ville de Timisoara, le contexte est légèrement différent car les listes sont bien plus nombreuses et le respect de l’affichage moins bien appliqué, chacun ayant un espace très réduit. Pour compenser, les militants ont tendance à déborder sur des panneaux non destinés à un affichage politique, et notamment le parti d’extrême droite.

©Timisoara, via Wikipédia

Le renouveau des meetings en plein air

Le rituel du meeting de plein-air, tombé en désuétude, a connu un renouveau lors de la campagne électorale de 2012 sous l’impulsion de Jean-Luc Mélenchon. Ils prennent place dans les grandes villes lors de réunions publiques. À l’heure du numérique, ce format ne semble pas être le plus optimal pour relayer son opinion au plus grand nombre. Pourtant, on assiste à une complémentarité entre médias traditionnels, numérique et meetings, ces derniers étant décortiqués par les journalistes, annotés de références et interprétations, soumis à la guerre des images : qui aura rassemblé le plus grand nombre, emballé les foules etc. Marine Le Pen, alors leadeuse du Front National, avait d’ailleurs bien compris cet enjeu et adapté sa stratégie électorale en conséquence ; effacement de la flamme tricolore rappelant les débuts néofascistes de son parti, mise en place d’une société de production pour véhiculer une mise en image avantageuse, focus sur le public jeune pour redynamiser l’image du parti… Le tout dans le but de rendre son parti plus républicain et normalisé aux yeux des français. 

Lors de l’élection présidentielle de 2012, on assistait à deux particularités qui ont mis le vent en poupe aux meetings et leur ont donné une toute autre dimension : tout d’abord l’arrivée du printemps, favorable au format plein air, et la volonté de décloisonner ce rituel auparavant dédié aux militants. Désormais, ils prennent place le week-end, dans les grandes villes, afin d’attirer les locaux curieux. Le plein air attise également la curiosité des médias, toujours dans cette logique d’image, et permet de diminuer drastiquement les coûts. On constate par ailleurs la construction d’un véritable écosystème médiatique, où militants créent via les réseaux sociaux et notamment Twitter des bulles d’information relayant leurs propres images et opinions.

Ce renouveau replace la ville au cœur de l’espace décisionnel et démocratique, dont les médias et réseaux sociaux assurent ensuite le relais. De plus, ce format ouvert et accessible dans un espace physique est plus propice aux potentiels échanges (parfois houleux) d’opinions, processus qui était entaché par la segmentation en réseau qui a lieu dans le virtuel de par le fonctionnement algorithmique. La ville redevient un lieu d’échange et de discussion, à l’image de la cité en Grèce antique. 

Meeting Nicolas Sarkozy Place de la Concorde, 15 avril 2012 via Wikipedia

Le porte à porte, un outil face à l’abstentionnisme ?

Durant la même période, un autre phénomène est (ré)apparu pour faire face au désintérêt croissant porté par les citoyens envers les élections en localisant encore plus l’engagement politique : le porte-à-porte. Deux chercheurs américain, Alan Gerber et Donald Green se sont penchés sur le sujet et ont démontré la réelle efficacité électorale de cette méthode, suite à la campagne de Barack Obama en 2008 aux Etats Unis. Cette pratique a alors essaimée outre Atlantique, et notamment en France, en 2012, à travers la campagne du Parti Socialiste. 

Pourtant, sur le terrain , on constate que le porte-à-porte se solde souvent par des portes qui justement restent closes dans la majeure partie des cas, ou bien par des échanges succincts et souvent stériles quand ils ont lieu. Ce paradoxe a mené à une étude ethnographique portée par Julien Talpin et Romain Belkacem en 2012 prenant pour étude de cas deux villes du Nord de la France : Pacimal et Briqueville. Ce choix s’explique de par la proximité des chercheurs à ce terrain ainsi que par leur tradition socialiste. On observe alors des stratégies se mettant en place, similaires à celles observées avec les affiches : le porte-à-porte s’effectue en majorité au sein des quartiers populaires, traditionnellement moins à droite, afin de prêcher des convaincus à réellement s’engager aux urnes. Le but est alors de lutter contre l’abstention, et non d’influencer le camp adverse. Cela peut donc expliquer leur efficacité symbolique malgré le manque de richesse observé dans les échanges. 

Malgré le développement flagrant du numérique, il existe un réel enjeu de relocaliser les modes de communication lors d’une campagne. La ville redevient un lieu d’échange et de convergence d’opinions, et les stratégies pour atteindre les électeurs de manière plus directe se développent. 

Crédit image de couverture ©Gyrostat via Wikipedia