Décrire la manière dont la presse parle de la transformation urbaine semble être une tâche quasi-impossible, tant les médias sont divers. Entre un journal spécialisé, un quotidien national et un journal de collectivité, l’écart est grand. Les lignes éditoriales, les moyens alloués et les relations entre les différents titres et les acteurs opérationnels de l’urbain jouent tout autant. Il nous est cependant possible de mettre en lumière différentes tendances.

La construction médiatique des phénomènes urbains

Avec la pandémie mondiale de cette dernière année, la presse nationale française a semblé se prendre de passion pour les sujets urbains. De nombreux articles se sont intéressés au rôle que joue la métropolisation dans la circulation du virus, au mouvement d’exode urbain ou encore à des sujets plutôt réservés aux “spécialistes” comme l’urbanisme tactique à travers l’exemple des corona-pistes, ces pistes cyclables installées temporairement dans de nombreuses villes à la sortie du confinement. Plus que jamais, la presse joue un rôle de décryptage et de mise en débat des grandes tendances urbaines, en invitant régulièrement des acteurs de terrain et des spécialistes (géographes, sociologues, anthropologues, etc.) afin de pouvoir donner des armes intellectuelles aux citoyens.

Un grand nombre de ces sujets était pourtant absent des grands médias nationaux il y a peu comme le souligne le politiste David Guéranger. Si le cas des grandes métropoles a toujours été mis en avant dans de nombreux médias, les sujets locaux considérés comme moins nobles et plus techniques sont encore aujourd’hui “relégués” à la presse quotidienne régionale. Il est par exemple frappant d’observer la disparition des pages consacrées aux collectivités et aux régions dans Les Echos ou encore dans Le Monde (bien qu’une nouvelle rubrique intitulée Cities a été créée il y a quelques années). 

Ce manque d’intérêt fait régulièrement l’objet de critiques, qui se cristallisent autour d’articles marquants comme le très célèbre « Comment la France est devenue moche » publié sur Télérama en 2010 qui fait encore et toujours couler beaucoup d’encre. Comme le disait l’anthropologue Eric Chauvier sur France Culture, “à force de dire que la France périurbaine est moche, on s’intéresse assez peu à ces façons d’habiter un peu alternatives. Je dirais même que ces périphéries urbaines sont beaucoup plus chargées en imaginaire, la créativité y est beaucoup plus importante que dans la ville-centre.” 

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Illustration : Une du numéro 3135 de Télérama consacré à la “France Moche”

Les géographes Gérald Billard et Arnaud Brennetot ont analysé en profondeur ce discours médiatique sur le périurbain et nous indiquent que le débat ne vient pas d’une divergence classique entre journaux d’horizons politiques variés, mais plutôt d’une opposition générale à un phénomène vu comme un problème. Les différents titres de presse ne font que peu intervenir les responsables politiques dans leurs colonnes, en se reposant plutôt sur l’avis de spécialistes qui concourent à un discours alarmiste. En l’occurrence, c’est Christophe Guilluy, auteur de plusieurs textes sur une France périphérique qu’il considère comme oubliée, qui est régulièrement cité.

Le traitement médiatique de ces enjeux urbains n’est cependant pas uniquement négatif et alarmiste, et on voit de plus en plus de sujets consacrés aux initiatives urbaines positives, bien évidemment chaque semaine dans Lumières de la Ville, mais également dans l’ensemble de la presse. Que ce soit pour des politiques publiques comme l’encadrement des loyers, des initiatives de solidarités comme les maraudes ou environnementales avec l’agriculture urbaine, il ne se passe pas un jour sans que l’action positive de citoyens, d’associations ou de collectivités soit mise en avant par les médias. Il s’agit souvent d’articles publiés dans la presse quotidienne locale, qui a pour force d’être au plus près des territoires et donc de l’échelle des projets urbains, de ces initiatives et des acteurs qui les portent. Mais cette proximité ne va pas sans son lot de questionnements. 

Relations entre la presse locale et les décideurs politiques : un mauvais ménage ? 

« À l’Express lorsque j’y étais, on disait aux journalistes :  » dérangez ! Allez chercher ce qui ne va pas ! Soyez plus incisifs et plus agressifs » À la Nouvelle République du Centre-Ouest, où je suis aujourd’hui, la charte de rédaction précise à l’inverse que “le journaliste devra faire preuve de bienveillance à l’égard de ses interlocuteurs” ». C’est ainsi que le journaliste Dominique Gerbaud décrivait la différence entre journaux nationaux et locaux dans un article de 1996. Cette bienveillance pouvait, il y a encore quelques années, créer un lien très fort et parfois dangereux comme dans le cas de Jean Allard, premier adjoint UDF du maire de Rouen, mais également directeur du journal Paris Normandie. 

Selon le sociologue Jean-Marie Charon, les journalistes de la presse quotidienne régionale avaient alors tendance à défendre les grands projets urbains portés par “leurs” maires, quitte à parfois perdre en liberté d’expression. Ces liens se sont cependant étiolés du fait de différents phénomènes qui ont mené à une crise de cette presse locale : la dépendance à la publicité pour survivre, le manque de présence numérique par rapport aux grands quotidiens nationaux, l’avènement des réseaux sociaux qui a rendu caduque certaines rubriques consacrées à la vie locale et l’avènement des nouvelles technologies qui a remplacé les relations directes avec les élus par les chaînes de SMS et de mails. 

Cette crise se matérialise également par l’irruption de transfuges, journalistes de la presse locale qui se convertissent en journalistes territoriaux pour le magazine d’une collectivité, malgré le statut juridique moins favorable. Ces transferts leur permettent alors de continuer à exercer leur métier, en dépendant plus ou moins directement des cabinets. Bien que cette position puisse interroger sur le degré de liberté d’expression, des magazines appréciés des habitants sont produits, comme l’Alternatif de Roubaix.

Escaliers des Berges du Rhône, au niveau du pont de la Guillotière ©Sebleouf / Wikipédia

Pour illustrer la manière avec laquelle la presse locale traite des grands projets urbains, l’analyse des discours du journal Le Progrès sur la reconquête du Rhône du Lyon entre 2003 et 2010 par la géographe Emeline Comby est particulièrement intéressante, puisqu’il s’agit d’un projet phare, empreint de marketing urbain. Le journal met en lumière certains aspects du projet plus que d’autres, avec le segment des berges lyonnaises (des 3e, 6e et 7e arrondissements) qui occupe la majeure partie des articles. Il se focalise avant tout sur le rôle du maire de Lyon bien plus que n’importe quels autres acteurs, et aborde principalement les thèmes des travaux et des évènements. 

À travers les images utilisées par les journalistes, l’idée d’un avant et d’un après le projet est créée, d’un parking hérité du milieu des années 1900 à un espace typique du XXIe siècle faisant la part belle aux mobilités douces et aux espaces verts. Le Progrès a alors été un acteur majeur de la transformation des berges lyonnaises, en produisant des images d’un nouvel espace attractif réalisé grâce au maire de Lyon, mais également en étant un support de communication du projet et un soutien direct à différentes opérations événementielles.

Plus que jamais, nos villes ont besoin d’une presse d’investigation

S’il est courant de rencontrer des exemples de soutien de la presse locale aux grands projets urbains, celle-ci s’intéresse également aux différentes critiques qu’ils rencontrent, en donnant la parole aux opposants. Un exemple récent est celui du Fort d’Aubervilliers, opération qui vise à la destruction de 4 000m² de jardins ouvriers pour aménager un éco-quartier et une piscine olympique. Bien que la presse locale se soit intéressée aux détracteurs du projet, il faut se tourner vers la presse générale d’investigation pour trouver des articles qui proposent des analyses plus fouillées et comparatives. C’est face à ce constat que plusieurs professionnels issus de ces médias locaux ont lancé de nouveaux titres pour parler différemment – et peut-être plus librement des villes. 

Alors que plus de cent antennes locales de presse ont fermé ces dix dernières années et que de moins en moins de départements bénéficient d’une saine concurrence entre médias locaux, des nouveaux venus mettent un coup de pied dans la fourmilière aux quatre coins de la France. Ces nouveaux journaux d’investigation locale sont portés par d’anciens journalistes de la PQR, déçus de la tournure que prenaient leurs rédactions ces dernières années. L’exemple de la fondation du Poulpe en Normandie est particulièrement marquant, puisqu’elle intervient suite au désintérêt médiatique pour le drame industriel de Lubrizol à Rouen. Alors que les rédactions s’étaient dans un premier temps toutes tournées vers l’usine normande, la mort de l’ancien président Jacques Chirac à la même date a totalement changé leur agenda et les a rapidement fait quitter le site. Frustrés par ce manque de considération pour ce sujet capital, qui touche à la relation entre les industries et les villes, le Poulpe s’est donné pour mission de devenir un lanceur d’alertes régional.

D’autres rédactions se sont constituées depuis près de dix ans en s’inspirant d’expériences plus anciennes, pour travailler au long cours sur des sujets qui le méritent, comme Marsactu qui parlait bien avant la presse traditionnelle des logements insalubres de la rue d’Aubagne à Marseille. Médiacités s’est également lancé dans l’aventure en s’implantant dans pas moins de quatre villes françaises (Lille, Lyon, Toulouse et Nantes) à travers des articles détaillés notamment sur les ratés de la co-construction dans la cité des Ducs de Bretagne.

Ce travail d’investigation a de nombreux effets en faisant bouger les lignes des villes, en créant du débat ou même en étant saisi par la justice comme le relate Médiacités. De plus, il force la presse quotidienne régionale traditionnelle à se réinventer, et à plus souvent risquer de se mettre en froid avec les élus locaux à travers des révélations capitales pour la santé démocratique. Suite à la création de ces nouveaux médias, Le Parisien s’est par exemple doté d’une cellule d’investigation, jusqu’alors inexistante.

Les rôles de la presse dans la transformation de nos villes sont aussi divers que complémentaires. Alors que certains médias permettent de porter au débat public des phénomènes et enjeux complexes, notamment en faisant intervenir des spécialistes, d’autres se concentrent sur des projets urbains implantés sur des territoires précis, en donnant la parole aux oppositions locales. Les nouveaux médias qui apparaissent ces dernières années répondent aux attentes des lecteurs contemporains et aux limites de la presse traditionnelle, en présentant des initiatives positives et en enquêtant plus en profondeur sur des sujets complexes, afin de fournir des armes intellectuelles aux citoyens. C’est la mission qu’on se donne chaque à la rédaction de Lumières de la Ville, pour éveiller les consciences sur le fait urbain.

Photo de couverture ©oceane2508 / Getty Images