L’agriculture urbaine peut-elle nourrir les villes ?
La question de l’agriculture urbaine et de l’autosuffisance en alimentation des villes se pose avec de plus en plus d’urgence depuis quelques années. L’émergence des enjeux environnementaux dans le débat public et l’élection de municipalités à tendance écologiste en est une raison, la pandémie mondiale qui a mis en exergue notre dépendance, notamment alimentaire, envers d’autres pays en est une autre.
L’étude menée récemment par la Métropole de Lille illustre largement ce phénomène de dépendance alimentaire : alors que 44% de son territoire est rural et agricole, la plupart des matières alimentaires qui y sont produites sont transformées à l’international, notamment en Belgique, avant de revenir dans le Nord de la France. Pire encore, 90% des céréales qui y sont consommées sont importées. Lille, comme d’autres collectivités du pays et même du monde entier, cherche alors à développer davantage la logique de circuit court pour bâtir des villes autosuffisantes. Un chantier colossal lorsqu’on sait que la ville de Paris n’a que “trois jours de vivres” devant elle en cas d’arrêt des approvisionnements.
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L’agriculture urbaine, c’est-à-dire le développement d’activités d’agriculture au sein même d’espaces denses urbanisés, et donc fortement artificialisés, est alors souvent convoquée pour pallier ce problème. Albi fait, par exemple, partie de ces villes en avance sur la question et ambitionne la totale autosuffisance alimentaire.
En 2014, le chef-lieu du Tarn a fait le choix de garantir à ses 50 000 habitants la possibilité de consommer des produits issus d’un rayon de production de 60 kilomètres maximum. Pour ce faire, la ville a, dans un premier temps, souhaité préempter 73 hectares de terrains pour que des agriculteurs bios puissent l’exploiter contre de faibles loyers, et ainsi leur garantir l’insertion de leur production dans les circuits courts de la région. Malheureusement, sur les 73 hectares prévus, Albi n’avait réussi l’année dernière qu’à en acquérir 10.
Le relatif “échec” d’Albi n’est cependant pas étonnant, et la quasi-totalité des experts s’accorde à dire que l’autosuffisance alimentaire des grandes métropoles est une chimère. Pénélope Komitès, adjointe à la maire de Paris notamment sur cette question indique par exemple que rendre la capitale française autosuffisante impliquerait d’exploiter une fois et demie la surface de la ville, ce qui relève par définition de la science-fiction.
Une estimation qui est même revue à la hausse par Patrick Scheepers, fondateur d’Urban Farm Company qui stipule quant-à-lui, qu’il faudrait 3 Paris pour nourrir tous ses habitants. Alors si l’agriculture urbaine n’est pas une solution miracle et qu’elle est souvent surévaluée, elle présente quand même de nombreux avantages qu’il nous faut exploiter.
L’alimentation comme levier de développement des usages
Tout d’abord, il est important de préciser que si l’agriculture urbaine ne permet pas de nourrir toute la population, elle peut parfois permettre aux plus précaires de tout simplement survivre. C’est par exemple la tradition des jardins ouvriers, vieille de 150 ans, qui bénéficient encore à de nombreux citadins comme ceux fréquentant les jardins familiaux de Versailles. Ces derniers font d’ailleurs l’objet d’une labellisation, grâce à l’action de l’association qui en a la charge, et de la municipalité qui désire les conserver, quitte à perdre en espace urbanisable.
À l’inverse, les jardins ouvriers d’Aubervilliers ont récemment été détruits pour assurer la construction d’un solarium et d’une piscine olympique, dans le cadre du projet Paris 2024. Si l’importance d’espaces dédiés à l’agriculture et plus généralement à l’alimentation est admis par toutes et tous, il existe des luttes pour savoir la forme qu’ils doivent prendre, et l’implantation qu’ils peuvent occuper.
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Parmi ces espaces privilégiés pour y développer des projets alimentaires, on trouve généralement tous les espaces délaissés de nos villes comme les parkings souterrains, héritage du vingtième siècle. Alors que les politiques urbaines cherchent à fortement limiter la place des voitures en ville, la question de la reconversion de ces places de stationnement se pose avec de plus en plus d’ampleur. Un des projets les plus inspirants dans ce domaine est celui de La Caverne, qui a converti plusieurs milliers de mètres carrés de stationnement souterrain dans le quartier de Porte de la Chapelle en une champignonnière. Le succès du projet les amène même à développer une deuxième ferme souterraine de ce type dans le 19e arrondissement, comme Jean-Noël Gertz nous l’expliquait dans notre nouveau format vidéo Les Éclaireurs.
À l’opposé des souterrains, c’est en hauteur qu’on peut également retrouver le futur de l’alimentation en ville à travers les fermes urbaines sur les toits. Paris ambitionne par exemple de faire d’un de ces toit, au niveau de la porte de Versailles, le plus grand du monde avec 14 000 mètres carrés de production destinés aux restaurants d’entreprises. Ces toits potagers se multiplient d’ailleurs dans la métropole du Grand Paris, dessinant un sorte de skyline nourricière.
Un type d’initiatives qui permet également à certaines villes de redorer leur image, ou en tout cas de mettre en avant leur transformation à l’instar de Chicago. Plusieurs centaines de toits sont aujourd’hui utilisés pour des potagers urbains, qui permettent à la fois de faire respirer cette ville anciennement industrielle, en plus d’offrir une alimentation de qualité à une partie des habitants. Une initiative salutaire, surtout dans un pays rempli de déserts alimentaires.
L’agriculture urbaine, à défaut de pouvoir réellement sustenter tous les citadins, permet de transformer les usages d’espaces insoupçonnés au sein de nos villes, et constitue une opportunité de développement urbain, mais également de développement des liens sociaux, autour des liens avec la nature. Certaines initiatives mettent l’accent sur cette dernière dimension comme les Bergers Urbains qui proposent de parcourir les rues de Saint-Denis au rythme des moutons. Comme l’explique un des membres du collectif, « Quand on arrive avec nos trente brebis, c’est un peu l’effet machine à café au bureau. C’est un temps de pause où tout le monde se rassemble et échange, sans distinction entre les jeunes du quartier et les CSP+ qui sortent du boulot.«
Vers de nouveaux imaginaires de la ville nourricière ?
Cette dernière initiative, comme toutes les autres citées, tend à rapprocher les villes de leur alimentation. Rapprocher, puisque les villes étaient directement liées aux lieux de production alimentaire jusqu’à la révolution industrielle et au mouvement hygiéniste qui ont eu tendance à déplacer certains de ces lieux, comme les abattoirs, en périphérie des centres urbains.
Alors que ces dernières années ont vu les citadins fuir en masse les grands centres métropolitains, à la recherche de plus de tranquillité et d’air, il est plus que temps de « ré-enchanter le paysage des villes » à l’aide d’une trame verte nourricière. Cet imaginaire d’une métropole plus durable et nourricière n’est d’ailleurs pas nouveau, et on peut la retrouver dans nombre de travaux d’artistes utopistes autour du mouvement du solarpunk, comme chez un grand nombre de jeunes enfants dès lors qu’on prend la peine de leur demander leur avis.
Mais alors, il s’agit de se demander la forme de ville nourricière qu’on souhaite le plus. À droite du ring, les concepts de fermes verticales les plus optimisées pour atteindre une productivité maximum, quitte à verser dans une forme de science-fiction quasi-dystopique. À gauche, des utopies plus sauvages où la nature prendrait totalement le dessus sur les métropoles et où brebis et êtres humains pourraient communier. Il semble qu’un entre-deux serait plus souhaitable.
L’imaginaire de la ville nourricière que nous portons est plutôt celle où l’alimentation est un levier qui permet d’exploiter certains espaces délaissés, de nourrir en priorité les populations les plus précaires qui ont le moins accès à une alimentation de qualité, mais qui permet avant tout de renforcer les liens sociaux, de plus en plus atomisés.