La chambre des parents n’est pas fermée, elle est en encorbellement sur le 

séjour, ouverte à tout vent, à tout bruit et à toutes les odeurs du reste de la 

famille ; l’espace y est fluidifié dans le séjour qui se présente comme un 

atelier d’artiste avec sa double hauteur.

C’est la Cité radieuse et sa cellule.

C’est très beau et c’est trop bête !

C’est très beau parce que l’espace est grand et fluide malgré la petitesse du 

budget et des surfaces. C’est très bête car il vaut mieux que le sujet ne fasse

pas l’amour devant ses enfants, c’est la base, enfin c’est une des bases, 

d’une rare trivialité de ce que l’on sait du sujet et des traumatismes qu’il 

peut provoquer chez ses enfants lorsqu’ils surprennent la scène primitive de 

l’accouplement de leurs parents.

La ville est rasée et remplacée par des gratte-ciel cartésiens, cette ville, c’est

Paris et le Plan s’appelle le Plan Voisin.

Paris, c’est quelque chose de l’ordre de la pensée, un mixte entre le lieu de 

la poésie et le lieu de la politique, l’invention de la liberté et de la comédie, 

de Molière et des Droits de l’homme. Paris, c’est le lieu des coupures et des 

passages couverts, un espace où l’on voit clair et pas clair, des dérives et 

des avenues, des cours et des façades, des sentiers et de l’apparat, des 

places royales et des agglomérats. Paris, c’est la certitude qu’il n’y a pas 

qu’un chemin pour aller d’un point à un autre, qu’on peut se perdre et se 

repérer. Venelles descendant des collines et Arc de Triomphe posé sur une 

place rayonnante à huit avenues. Axe historique tiré sur l’infini et infini du 

pittoresque des rues historiques lovées, contournées, sédimentées ; génie 

d’Haussmann qui, créant le boulevard Sébastopol, sauve la rue Saint-Denis 

et la rue Saint-Martin.

Ordre sauvant le désordre.

D’un geste radical, Le Corbusier efface la mémoire d’une ville qui se confond 

avec la mémoire du monde démocratique, ce que le commandant de la place

de Paris, allemand, n’osera pas faire. Seul geste comparable : celui de cet 

empereur chinois qui, édifiant la grande muraille, fait brûler tous les livres.

Chacun sait que le crime de meurtre de la mémoire est le crime absolu ; 

c’est la négation de l’origine, de la généalogie.

Rappelons ce vers de l’Internationale pour le moins ambigu : « du passé 

faisons table rase. »

Pendant ce temps-là, s’invente le sujet moderne dans un petit appartement 

viennois où Freud collectionne les antiquités. Le sujet mesure 1,83 mètre et 

il a le bras levé, c’est la mesure de toute chose chez Le Corbusier, le 

Modulor.

Le sujet, il n’y en a pas un pareil, c’est celui de Freud et de Lacan.

On peut déjà malicieusement remarquer qu’il y a un autre sujet qui a une 

tendance compulsive à tendre le bras, c’est le sujet du nazisme, archétype 

de l’aryen blond, et vérifier l’humanisme de Le Corbusier qui ne précise pas 

la couleur des cheveux de son homme du Modulor, mais qui, par contre, 

ignore totalement que la moitié ou plus des sujets sont des femmes.

Mais on peut lire une radicale différence dans cette histoire-là car le sujet 

moderne que Freud invente et que Lacan va tamponner du signifiant, c’est 

sa singularité absolue qui le désigne comme sujet.

C’est sur une colline et c’est sublime !

Une voûte inversée qui discute avec Dieu : c’est à Ronchamps et c’est en 

plus un immense instrument de musique.

C’est la plus belle oeuvre de Le Corbusier, la plus populaire, elle invente un 

horizon et aimante un territoire. Son plus beau bâtiment est un hommage à 

Dieu.

Ce n’est pas un hasard si son bâtiment-phare est consacré à la croyance.

Alors que tout le travail de Freud, vérifié par la découverte de l’être comme 

petit pervers polymorphe, vérifie dans l’invention du phallus ou de son 

absence comme constituant la structure, la « monstration » de la solitude de 

l’être et de ce que Pascal appelle la misère de l’homme sans Dieu.

La vérification au coeur du sujet du cri dostoïevskien « tout est permis 

puisque Dieu n’existe pas. »

Discorde totale entre Le Corbusier et Freud. Optimisme monstrueux de l’un 

contre pessimisme actif de l’autre.

Rappelons le mot de Freud sur le bateau qui le conduit en Amérique : « Ils ne 

savent pas que nous leur apportons la peste. »

1942, il est minuit dans le siècle. 

Avant la victoire de Stalingrad qui sera le tournant de la guerre, Le Corbusier

réédite la Charte d’Athènes et promet le bonheur pour tous dans une préface

d’une bêtise optimiste caractérisée. On assiste chez lui au triomphe honteux 

d’une pensée protégée, hors du temps et du monde.

Pendant ce temps, Lacan, avec son éthique sublime, lui qui avait abandonné 

le Congrès international de psychanalyse pour aller traîner ses guêtres du 

côté de Nuremberg – « Cela ne ce fait pas », lui avait dit Ernest Jones -, a 

décidé de ne rien publier, de ne rien dire, de ne rien manifester tant que les 

ennemis du genre humain seront triomphants.

Voici cinq exemples de l’immense fossé qui sépare Le Corbusier et la 

psychanalyse.

Et encore, je n’ai pas instruit les éléments d’un procès, controversé sur le 

plan historique, sur le flirt qu’aurait entretenu Le Corbusier avec le fascisme.

Il y a l’histoire de son adhésion à une société de gymnastique préfasciste. Il y

a d’autres histoires de rencontre avec le despotisme, dont celle, honteuse, 

avec Pétain. Mais ce procès-là ne sert à rien au regards des faits dans 

l’oeuvre et dans la pensée de cet immense artiste, faits qui tous prouvent 

qu’il n’a pour le moins rien compris à ce qui aujourd’hui nimbe notre 

modernité démocratique, le discours analytique.

Il ne connaît rien au minimum syndical concernant l’éducation des enfants.

Il est amnésique et destructeur.

Il est dans le fil d’une pensée privilégiant le corps sur l’esprit quand il s’agit 

du sujet.

Il est sublime dans la croyance.

Il est autiste dans son absence à la lutte contre la partie la plus noire du 

siècle.

Et alors qu’il se passionne pour le développement technique et la science, on

va le voir totalement ignorant de la découverte de l’inconscient, du travail 

des surréalistes et plus généralement de ceux qui donneront leurs lettres de 

noblesse à l’ombre.

Lui, au contraire, ce sera du soleil, de l’air, de la lumière pour tous.

Ce sera une pensée qui proclamera la mort de la rue, qualifiée de rue-

corridor.

Et qui partagera l’espace en quatre établissements humains :

habiter, travailler, se divertir et circuler.

Cette pensée deviendra hégémonique.

Elle fut triomphante en Europe, à l’Est comme à l’Ouest, elle conduisit à la 

mort de la ville et à une gigantesque production ultra-rationaliste de barres 

et de tours dans toutes les périphéries du monde.

Et l’on appela « style international » la production de cette pensée issue de la 

technique.

Il inonda le monde.

Ce style international a fonctionné comme perversion de l’idéal 

démocratique : les cités ont été produites comme la forme démocratique de 

l’idée d’égalité.

Mais à partir de l’idée qu’il fallait de l’air, du soleil et de la lumière pour 

chacun, on a perdu la ville en chemin.

Et pendant trente ans, il y a eu comme une forclusion du visible.

On n’a rien vu de la dé-territorialisation, on ne s’est pas aperçu que la 

géographie avait été gommée.

Pourtant le délire logique, la folie rationaliste, à l’origine de la construction 

des grands ensembles, a rencontré une vraie demande, car les gens 

voulaient vivre dans des espaces hygiéniques et cela a été vécu comme un 

progrès pendant de longues années, les dispensant de voir.

L’idée de cette égalité-là devait être vraiment forte pour qu’on puisse en 

arriver là : les cités se vivaient comme de parfaites solutions à la crise du 

logement, par l’organisation rationnelle et des standards de confort égaux 

pour tous.

Et cela a donné ce « visible invisible » que l’on a supporté pendant très 

longtemps et qui est devenu brusquement insupportable lorsque tous ceux 

qui pouvaient le fuir l’ont fait.

C’est à travers une étude sur les « grands ensembles » que j’avais menée avec

Antoine Stinco que nous avions remarqué, dans l’enquête que nous faisions 

sur Le Corbusier, à partir d’une photo de Le Corbusier rencontrant Einstein, 

qu’il y avait un vrai rapport de toute cette culture de Le Corbusier avec la 

culture scientifique et le côté progressiste du siècle en tant qu’il concerne la 

science.

Mais en revanche, qu’il n’y avait pas de trace de rencontre de Le Corbusier 

avec Freud, ni avec les surréalistes. 

Un pan entier de la pensée a complètement échappé à ce discours.

Le concept d’égalité mis en oeuvre par le mouvement moderne a pris la 

forme d’un processus d’éradication de la géographie, des consistances 

diverses et variées, des lieux, des mémoires et des paysages.

Et cela pose le problème des effets visibles d’un discours politique totalisant,

porté par des idées justes et simples dont le Modulor de Le Corbusier sera 

l’archétype.

Tout cela n’avait évidemment rien à voir avec cette vérité que Freud a dite 

dans Malaise de la civilisation : « on peut peut-être changer le monde, mais à 

condition de s’ôter de la tête que l’homme est bon. »

Tout cela n’a évidemment rien à voir non plus avec ce que les surréalistes 

ont raconté sur le rêve, sur la ville et sur l’amour fou.

La culture de Le Corbusier a résisté à la découverte des camps, des folies du 

fascisme et du délire logique bureaucratique.

Que le triomphe politique du sujet corbuséen dans le monde entier 

corresponde à de la non-ville, et à cette production de non-ville, n’est pas 

tout à fait un hasard.

Aujourd’hui, le travail architectural a de nouveau une exigence : les 

retrouvailles avec la ville. Ce qu’on nomme architecture urbaine ou art 

urbain correspond à la redécouverte d’un savoir-faire de la ville, d’un savoir-

fabriquer de la ville, d’architecturer les pleins et les vides, de savoir unir les 

transparences et les secrets.

C’est par exemple le travail qu’Antoine Grumbach a initié sur les passages 

couverts, les places, les rues, le « collage », le « nougat d’espace » : ce qui 

refonde un savoir-faire sur la ville a été rendu possible par la ré-

intellectualisation des architectes du monde entier.

En France, ce mouvement était amorcé peu avant 1968.

D’ailleurs, les étudiants en architecture revendiquaient leur rattachement à 

l’université. Les étudiants s’étaient aperçu qu’ils étaient coupés de tout 

mouvement intellectuel.

En même temps qu’ils commençaient à critiquer leurs maîtres, ils se 

rendaient compte de l’autarcie de leurs discours.

Le mouvement qui s’est développé dans le monde entier marqua le retour 

des architectes dans le mouvement intellectuel général : ils apprenaient à 

travers une leçon négative de la ville, le visible enfin révélé de la bêtise des 

« grands ensembles ».

Enfin, cette non-ville était vue.

Alors on revint à la ville.

On arrêta de faire des barres et des tours. On arrêta de couvrir les fleuves 

avec des routes.

On recommença à tricoter de l’espace.

La question du plaisir de la ville revint.

[…]

Roland Castro 1993. Conférence à l’Université de Princeton, Etats-Unis.

Un texte à retrouver dans son intégralité aux Éditions du Canoë.

Photo de couverture ©Jacques Paquier