La fondation Abbé Pierre est engagée depuis 1992 aux côtés des personnes défavorisées de manière à les accompagner, notamment dans leurs démarches liées à l’éventuelle expulsion de leur logement. La trêve hivernale, qui débute chaque année à la même date, permet à ces personnes de ne pas être expulsées, pendant une durée de 5 mois. Frédérique Kaba, directrice des missions sociales de la Fondation Abbé Pierre, nous exprime son point de vue concernant les évolutions rencontrées depuis la dernière trêve hivernale, et depuis la création du nouveau gouvernement.

Où en sommes nous aujourd’hui concernant les expulsions de locataires et le mal-logement ?

« En 15 ans on a une augmentation de 140 % des expulsions. Ce qui nous porte en 2016 à 15222 ménages qui ont été expulsés avec le concours de la force publique. Celle-ci est mise en œuvre par le préfet, qui la décide après jugement du tribunal. Nous évaluons le nombre de personnes qui ont quitté leur logement dans le cadre d’une procédure à deux ou trois fois plus parce que beaucoup de personnes n’attendent pas la force publique pour partir, parce qu’elles ont honte, parce qu’elles ont peur etc. On estime donc entre 30000 et 45000 ménages qui seraient partis à cause d’une procédure, avant même le concours de la force publique. Les 15222 ménages expulsés avec le concours de la force publique correspondent à plus de 34000 personnes qui ont donc été expulsées en 2016. »

Depuis la loi égalité et citoyenneté de Janvier, les bidonvilles sont désormais concernés par la trêve hivernale. Que pensez-vous du fait que ces logements précaires intègrent maintenant la législation ?

« Votée le 27 janvier 2017, la loi égalité et citoyenneté permet pour la première fois aux habitants des bidonvilles de bénéficier de la trêve hivernale, ce qui signifie que conformément à la loi égalité et citoyenneté, ils vont pouvoir être maintenus sur un terrain. Cette loi n’est évidemment pas la solution recherchée, mais elle permet d’éviter d’avoir des familles qui sont totalement éparpillées et qui perdent leur accompagnement social, qui perdent leur suivi, qui perdent le peu de stabilité qu’ils avaient dans la scolarisation de leurs enfants, mais qui perdent aussi leur repérage dans la ville. Si ce n’est pas la solution, il s’agit quand même d’une avancée qui permet aux associations et au service social public d’accompagner les familles dans de meilleures conditions.

Ce n’est donc pas la solution, mais il s’agit d’un répit pour les familles. Évidemment, la solution recherchée est un accès au logement pour tous. Comme le disait l’Abbé Pierre, « quand il n’y a plus de toit, il n’y a plus de droit », donc on ne peut pas se satisfaire d’un habitat précaire dans un bidonville, quelles que soient les personnes. L’idée que cette notion soit intégrée dans la loi égalité citoyenneté, c’est de permettre aux association sociales et d’accompagnement de travailler avec les ménages et les familles pour trouver des solutions de sortie. »

Avec l’arrivée cette année d’un nouveau gouvernement, comment a évolué la législation concernant ces expulsions ?

« Ce qu’on peut voir, c’est qu’en tout cas, la prévention et la coordination d’une prévention d’expulsion a bien été maintenue par le nouveau gouvernement. Cette prévention a été portée par la DIHaL (Direction Interministérielle de l’Habitat et du Logement) dans le cadre d’un pôle national de prévention des expulsions, et met en œuvre une coordination qui tente de mieux prévenir les expulsions. Mais ce qu’on voit depuis la fin de la trêve 2017 (depuis le 31 Mars 2017 donc), c’est que des familles suivies et accompagnées, reconnues prioritaires DALO (Droit Au Logement Opposable), sont expulsées malgré tout. Or, le statut prioritaire DALO était censé les protéger d’une expulsion… En effet, quand on doit être expulsé d’un logement à cause d’un loyer impayé, et que l’on fait un dossier DALO, le statut prioritaire DALO qui peut être donné doit permettre d’être relogé et suspend l’expulsion avec concours de la force publique.

Ce qui est très inquiétant, c’est qu’aujourd’hui ne serait-ce qu’à Paris, la Fondation Abbé Pierre et le comité action logement ont vu 29 ménages expulsés malgré ce statut prioritaire DALO. C’est-à-dire que le préfet qui délivre le concours de la force publique, qui n’est pas censé oublier que le statut prioritaire DALO doit protéger les familles, peut malgré tout ordonner le concours de la force publique. Cela démontre donc que ce statut ne fonctionne pas très bien et qu’il y a une dégradation dans ce genre de situations pour les familles et les personnes les plus fragiles.

Concernant la révision du gouvernement, ce sont quand même des décisions fortes qui sont portées dans le domaine du logement. La première est notamment la baisse de l’APL (Aide pour le Logement) pour les ménages, de 5 euros. Cette décision a été mise en œuvre dès le mois d’Octobre 2017, et c’est une des raisons pour lesquelles le collectif « Vive l’APL ! » se bat : Bientôt l’article 52 du projet de loi de finances va faire baisser l’APL mais en faisant porter le coût de cette baisse d’APL par les bailleurs sociaux.

Un autre problème, c’est qu’en plus de la baisse de l’APL de 5 euros pour les ménages, le plan de loi de finances 2018 annonce un gel de l’augmentation de l’APL. On a donc un double effet, c’est-à-dire qu’il y a une baisse immédiate couplée à une non-augmentation de l’APL ce qui équivaut en fin de comptes à une perte de l’APL sur le nouveau loyer. Donc on a constaté que les familles n’allaient pas perdre 5 euros par mois en 2018, ce qui est déjà beaucoup pour les plus précaires, mais bien 10 euros. »

De quelle manière la Fondation Abbé Pierre prévoit-elle de s’engager contre ce constat ?

« La Fondation Abbé Pierre a mis en œuvre pour la prévention des expulsions plusieurs choses : la première c’est qu’elle a mis en place une plateforme, « Allô Prévention Expulsions » (dont le numéro de téléphone est le 0810 001 505). Cette plateforme nationale prend des appels de ménages qui sont en procédure d’expulsion. L’enjeu pour la Fondation Abbé Pierre est de les orienter le plus rapidement possible en fonction de leur territoire et en fonction de leurs problématiques vers des permanences d’accès au droit pour leur permettre d’agir et d’avoir une action qui leur permet d’être maintenus dans le logement, parce que c’est possible par l’intermédiaire d’une aide juridique et sociale. Cette aide peut contrer la procédure et les ménages peuvent obtenir du juge des mesures comme l’étalement de la dette, ou qui vont leur permettre de pouvoir trouver une solution et de ne pas être immédiatement expulsés.

Plus on est fragile, moins on a de connaissances de l’administratif et du juridique. C’est donc très important que les familles et les ménages puissent être accompagnés le plus tôt possible dans la procédure d’expulsion. Et c’est justement ce que permet la plateforme « Allô Prévention Expulsions ». La Fondation Abbé Pierre a également créé en 2000 l’espace solidarité habitat, qui concerne Paris et l’Île de France et où il y a directement un accompagnement socio-juridique pour les personnes qui sont en risque d’expulsion ou qui subissent une procédure d’expulsion. »

Suite à la baisse des APL, de quelle manière la politique de logement peut-elle évoluer ?

« Les bénéficiaires de l’APL concernent 12 millions de personnes. L’APL est une mesure de solidarité nationale extrêmement importante, et faisait partie des filets de sécurité pour que les plus pauvres puissent bénéficier d’un toit dans les meilleures conditions possibles en gardant un reste pour vivre qui leur permette de ne pas choisir entre se chauffer, être logé ou se nourrir. Toucher aujourd’hui à cette mesure fondamentale de solidarité nationale c’est aggraver la situation des personnes les plus précaires. Il faut aussi voir si l’État va aller au bout de sa démarche de diminution des APL parce qu’il annonce aujourd’hui que ceux qui vont être les plus impactés par cette baisse vont finalement être les bailleurs sociaux. Les ménages seront donc petit à petit moins touchés.

Quoi qu’il en soit, ce qu’on peut faire, c’est continuer à accompagner les personnes, continuer à leur faire une place pour qu’ils puissent s’exprimer et dire à quel point ce genre de décision peut les plonger dans une situation de grande détresse dans les années à venir. Notre objectif est également que les politiques publiques continuent à prendre en compte les plus fragiles et stabilisent leur situation pour ne pas les mettre en difficulté encore plus grande. »