La Seconde guerre mondiale, changement de paradigme de la violence
Le 6 août 1945 marque un véritable tournant historique : la première bombe atomique est lancée sur les villes d’Hiroshima puis trois jours après Nagasaki. Véritable désastre nucléaire, de par la destruction totale de ces zones de la carte, ces bombardements ont marqué les esprits par leur violence inouïe, qui a continué à se propager à travers les radiations. Les relations internationales s’en sont vues changées à tout jamais : après la fin de la Seconde guerre mondiale suivant la capitulation du Japon, nous entrions dans l’ère de la dissuasion nucléaire. L’affrontement Est/Ouest s’est alors déroulé sous forme de Guerre froide et d’affrontements “blancs” par le dépôt de missiles à des endroits stratégiques comme lors de l’épisode de la baie des cochons. Encore aujourd’hui, la question posé par le choix du président états-unien Truman d’avoir ordonné à distance l’anéantissement total de ces deux villes demeure : la Guerre avait-elle besoin, pour prendre fin, d’une telle mesure ? En réalité, il s’agissait d’un choix doublement motivé : d’une part la capitulation immédiate du Japon, mais également une affirmation spectaculaire sur la scène internationale, notamment face à l’URSS.
Explosion nucléaire de Nagasaki, via picryl
En plus du changement de paradigme vers une violence totale et la possibilité de la destruction de l’humanité s’ajoute la difficulté du processus de mémoire, due à la temporalité longue des contaminations radioactives. Cette expérience a été suivie d’un mutisme qui a impacté lourdement la transmission mémorielle auprès des individus et notamment des familles. Après les bombardements, la population japonaise a été soumise à une censure des États-Unis, sous l’occupation américaine. En effet, le général MacArthur, alors gouverneur militaire, met en place un contrôle sur les informations circulant en rapport avec les bombardements, jusqu’en 1952, qui interdisait « la diffusion d’un certain nombre d’images et de récits relatifs aux bombardements en général et aux bombardements atomiques en particulier ». Le silence des survivants est aussi associé à l’ampleur du choc vécu, où les éléments de langage existants peuvent difficilement retranscrire l’ampleur du traumatisme. Enfin, le caractère irréversible du bombardement avec la contamination radioactive, processus indolore, invisible, insonore, rend sa prise en compte cognitive difficile, ce qui peut expliquer ce rapport silencieux et tabou avec cet épisode.
Le travail de mémoire difficile ajouté à la période de paix connue lors de l’Après-guerre a diminué le tabou sur l’énergie nucléaire, qui prolifère depuis les années 60 sur le territoire français.
Choc pétrolier : le choix du nucléaire en France
L’industrie nucléaire se déploie en France depuis les années 60, d’abord de manière verticale sous l’action de l’État et EDF. Il s’accélère suite au choc pétrolier en 1973 qui souligne la dépendance énergétique du pays. Un plan énergétique en trois axes est alors créé : économies d’énergies, transports et indépendance énergétique, pour un coût total de 13 milliards d’euros actuels. Pour concrétiser à ce programme nucléaire à grande échelle, les centrales s’insèrent dans un premier temps dans de petites communes rurales en déclin industriel et y baseront leur activité fiscale. Ces endroits sont choisis afin de répondre aux différentes contraintes techniques, telles que les besoins de refroidissement des réacteurs, l’accès nécessaire à une source d’eau ou la surface de sols assez stables disponible.
En France, ces lieux sont également choisis afin de correspondre aux impératifs politiques de l’époque : Michel d’Ornano, le ministre de l’industrie impose un éloignement de ces structures des zones urbaines, par impératif de sécurité en réaction aux militants anti-nucléaires, présents majoritairement en ville. C’est aussi un moyen d’agir à la source en prévention d’éventuels incidents industriels. Cette apparition du nucléaire sur le territoire implique des transformations dans différents secteurs. Ces changements sont d’abord démographiques : la stratégie d’EDF consistant à créer des cités pour prendre en charge le personnel des centrales et concentrer des flux de population de manière polycentrique. Ces “colonies du nucléaire » pouvaient abriter jusqu’à la moitié des travailleurs. Des évolutions sociologiques sont également à prendre en compte : masculinisation (peu de femmes représentées dans le secteur) et hausse du niveau de qualification, ayant pour conséquence de limiter l’embauche locale voire de créer des tensions avec les locaux. Malgré tout, les oppositions sont nombreuses, et en 1977 Valéry Giscard d’Estaing réaffirme ce choix étatique du tout nucléaire avec son slogan : “Indépendance, sécurité et responsabilité”.
Valéry Giscard d’Estaing, via Wikimedia Commons
Le nucléaire tous azimuts s’est cependant trouvé grandement fragilisé suite à la tristement célèbre catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986. L’insuffisante expertise en gestion de crise a fait éclater le scandale au grand jour : les déficits évidents en matière de sécurité ainsi que les défauts de fabrication du réacteur ont mené au plus grand rejet radioactif non contrôlé. En 2011, l’incident Fukushima marque à nouveau les esprits. Cette fois-ci, défauts techniques se combinent à un tsunami, ce qui questionne également le respect des précautions prises par les autorités japonaises concernant la stabilité du sol. Les communes de Namie, Katsurao, Minamisoma et Kawamata doivent alors être évacuées. Le centre-ville de Namie, ville de 22 000 habitants auparavant, est désormais désert.
Centre ville de Namie via Wikipédia
À ces accidents traumatiques s’ajoutent la prise en compte de la crise climatique. En 2015, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte est votée, prévoyant une baisse de la part du nucléaire en France de 75% de la production d’électricité à 50% d’ici 2025, au profit des énergies renouvelables.
Le conflit Ukraine-Russie : quelles perspectives pour le nucléaire civil ?
« L’atome implique la paix absolue, sociale et étrangère, à n’importe quel prix, sur des décennies ou sur des siècles, ce que nous n’avons jamais été capables d’assurer, même en recourant à des moyens extrêmement déplaisants. », énonçait Gérard Klein dans « Politique nucléaire et stabilité sociale », il y a bientôt 50 ans.
Une phrase plus que jamais d’actualité alors que l’invasion russe de l’Ukraine réalimente le débat du nucléaire en ville. Un mois après que le Ministre ukrainien de l’Intérieur ait annoncé que la centrale de Tchernobyl n’était pas menacée, elle s’est retrouvée occupée par la Russie, au mépris de toutes les règles sanitaires imposées. Presque quarante ans après la catastrophe, cet événement repose la question du biais de temporalité employé lorsqu’une centrale est mise en activité : comment s’assurer d’une paix établie sur plusieurs décennies, dans un système mondialisé complexe. Ces échelles dépassent toute perspective certaine de stabilité historique, et avant que l’Ukraine ne se fasse envahir, le risque était totalement absent des discours de prévention. Cette absence s’explique sûrement par la mémoire collective de la guerre froide, où le tout-armement avait finalement permis de contourner de réels affrontements entre les deux blocs. Désormais, le contexte est tout autre : Vladimir Poutine est offensif, et annonce par ailleurs “un danger de catastrophe de grande envergure” concernant la centrale Zaporijia. De part et d’autre, la Russie et l’Ukraine s’accusent de préparer une “provocation” et les tensions sont à leur comble : la perspective d’une forme de Tchernobyl de guerre n’a jamais été aussi proche.
Tchernobyl via Wikimedia commons
Ironie du sort, et symbole des débats vifs qui agitent encore le nucléaire, l’Union européenne a labellisé l’atome comme une “énergie verte”, alors que quinze réacteurs se trouvent désormais en zone de guerre et pourraient déclencher une catastrophe sans précédent si pris pour cible. Est-ce la fin du nucléaire civil ? Tout d’abord, il convient de rappeler qu’un réacteur nucléaire n’est pas une bombe nucléaire dans le sens où il n’est pas conçu pour rayer une zone de la carte. Néanmoins, la possible propagation de substances radioactives qu’il représente en fait une véritable “bombe environnementale” qui impliquerait selon Celia Izoard des zones d’exclusion sur des milliers de kilomètres carrés. En France, suite au plan d’autonomisation énergétique lancé après le choc pétrolier, on compte près de 56 réacteurs, contre 15 en Ukraine. En dehors du contexte de guerre, leur gestion est déjà complexe voire acrobatique : près d’une centaine d’incidents – minimes mais réels – ont lieu chaque année. Le conflit russo-ukrainien fait finalement douter de la possibilité d’existence d’un nucléaire civil sûr tout comme la garantie de stabilité à l’échelle internationale sur plusieurs décennies. Le “parc nucléaire” risque-t-il de se transformer en un “arsenal atomique” ?
Les énergies renouvelables, outil de sortie du nucléaire ?
La sortie immédiate du nucléaire n’est de toute manière pas réaliste. En revanche, un processus vers une plus grande part accordée aux énergies renouvelables en association avec une certaine sobriété énergétique, et donc une diminution de la dépendance du nucléaire, est envisageable. À Grenoble par exemple, élue capitale verte européenne en 2022, l’enjeu est de devenir pionnière en matière de lutte contre le réchauffement climatique. La ville n’en est pas à son coup d’essai, et cultive une tradition environnementale due notamment à sa structure en cuvette qui la rend très sensible à la stagnation d’émissions polluantes, particulièrement pendant les saisons hivernales où le tourisme alpin congestionne les infrastructures routières. En 2005, la métropole met en place un Plan climat afin de faire du développement des énergies renouvelables sa priorité.
Ville de Grenoble via Wikimedia Commons
En 2018, le réseau de chauffage urbain de la commune marque un nouveau record avec 72% de consommation en énergies vertes. D’ici 2033, l’enjeu est d’atteindre les 100%. Historiquement, la distribution en électricité a été faite en France depuis 1945 par un opérateur unique, EDF, à l’exception de Grenoble, où la Société d’Économie Mixte Gaz à électricité de Grenoble gérait le réseau : la collectivité en possède des parts et en contrôle le fonctionnement. Ainsi, pour le développement d’une énergie renouvelable, le dispositif permet une conversion généralisée et simplifiée d’une énergie à une autre.
La sensibilisation sur les questions d’énergie et de climat s’est faite de longue date, et durant les trente dernières années, toutes les mandatures, peu importe leur couleur politique, ont travaillé sur ces questions avec une attention particulière accordée à l’environnement. Cette généralisation du service énergie a fait apparaître de nouveaux acteurs concernant la question de la production en énergies renouvelables. Une structure s’est créée localement, la SAS Énergie citoyenne, impulsée par les citoyens grenoblois avec l’aide de collectivités dont la Ville de Grenoble et l’agglomération. Les particuliers prennent des parts dans cette structure qui mobilise du capital et des emprunts bancaires, afin de réaliser des installations d’énergies renouvelables localement. Il y a ainsi une quinzaine d’installations photovoltaïques, dont la plupart sont implantées sur les toits des bâtiments municipaux.
Néanmoins, la dépendance au nucléaire semble avoir du mal à s’estomper réellement. Le 19 juillet, alors que la majorité des réacteurs nucléaires étaient à l’arrêt, la centrale de Saint Alban, située à quelques kilomètres de Grenoble, a reçu une dérogation afin de poursuivre son activité, notamment en bénéficiant de normes assouplies sur les rejets d’eau chaude dans le Rhône, véritable danger pour la faune et la flore environnante. De plus, la commune fait partie des rares à avoir, à seulement 2km de son centre-ville, un réacteur nucléaire toujours en activité (bien que dérisoire).
L’évolution des relations internationales implique de repenser notre dépendance énergétique au vu des risques sanitaires, environnementaux et sociaux qu’elle comporte. Le mouvement de transition actuellement mis en place reste insuffisant pour garantir la sécurité de l’ensemble des territoires, mais des innovations commencent à se développer, par exemple à la Réunion ou en Guadeloupe, montrant la voie vers des villes qui n’auraient plus – à long terme – à s’inquiéter du danger militaire du nucléaire civil.
Image de couverture – Central de Chooz via Wikimedia commons