Des villes héritières du colonialisme

La révolte sociale en cours depuis plusieurs semaines aux Antilles, qui fait elle-même écho à de nombreux mouvements survenus ces dernières décennies, a remis la question de la France d’Outre-mer au centre du débat public français. Alors même qu’ils représentent 18% de la surface terrestre de la France, et que près de 2,8 millions de nos compatriotes y vivent, ces territoires sont souvent perçus comme des îles bien éloignées de nos préoccupations.

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Le président Macron a justement été vivement critiqué lorsqu’il a assimilé la Guyane à une île en 2017. Plus qu’une simple erreur, le « quasi-lapsus » a été analysé par la sociologue Clémence Léobal comme révélateur du traitement qu’on réserve habituellement à l’Outre-mer : « j’ai pu rencontrer, en Guyane, des fonctionnaires « métros », comme on appelle là-bas les Blancs, qui évoquaient leur parcours professionnel d’ « île » en « île » : la Guyane n’est qu’une étape dans leurs trajectoires de vie à travers les différentes « miettes d’Empire » que sont les Outre-mer« 

Cependant, si la Nouvelle-Calédonie, la Guadeloupe et la Guyane, pour n’en citer que quelques unes, n’ont pas grand chose à voir les unes avec les autres, on peut observer des grandes similarités en termes d’aménagement urbain, justement du fait de leur passé comme colonies françaises. En effet, les sociétés présentes n’avaient pas suivi le chemin de traditions urbaines avant l’arrivée des colons, qui ont donc créé de toute pièce, et par la force, les villes que l’on connaît aujourd’hui.

Ces premières villes ultramarines ont été développées avant tout comme des ports, abrités du vent, afin de remplir une double fonction stratégique pour l’Empire colonial français : le commerce (avec la métropole) et la fonction militaire. Il est donc tout à fait logique que l’urbanisation de la France d’Outre-mer ait débuté par celle des espaces littoraux. Un développement qu’on peut faire remonter du XVIIe siècle jusqu’aux époques plus contemporaines, puisque ces villes côtières ont longtemps constitué les enclaves des différents territoires ultra-marins, avec l’apparition de l’eau courante, de l’électricité, du cinéma, des infrastructures dédiés à la voiture et de bien d’autres innovations bien avant les territoires intérieurs.

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Une autre caractéristique commune aux villes ultramarines, comme à tout un ensemble de villes issus de la colonisation de différentes puissances impérialistes, est à retrouver dans le plan orthogonal du centre-ville, en damier. Le bâti ancien est, par contre, souvent rare dans ces villes, qui ont dû se reconstruire à de nombreuses reprises, sous le coup de différents incendies, de cyclones et même de tremblements de terre suivant leurs localisations sur la carte des plaques tectoniques.

La périurbanisation des Outre-mer

La relation centrale des chefs-lieux à la métropole et l’administration française a également concouru à une explosion démographique et urbaine des villes principales au détriment du reste du territoire (à l’exception de la Guadeloupe où Basse-Terre fait office de préfecture, et non pas Pointe-à-Pitre). On retrouve alors un fonctionnement de chacune de ces villes principales comme une capitale dont la population a explosé en 50 ans : elle a été multipliée par trois à Saint-Denis-de-la-Réunion et même par huit à Nouméa durant cette même période.

Cette explosion démographique a alors conduit à un développement très important du périurbain, de la même manière qu’en métropole. Cependant, si les habitants se sont progressivement éloignés des « capitales », les bassins d’emplois, quant à eux, y demeurent. Dans le même temps, la densité du périurbain, plus faible qu’en métropoles, n’incite pas les pouvoirs publics à développer des systèmes de transports collectifs. Des inégalités peuvent alors aisément s’observer, notamment quand on réalise que les Kanaks de Nouméa représentent 25% de la population de la ville, mais aussi deux tiers des usagers d’autobus, qu’elles empruntent (cette population étant majoritairement féminine) principalement pour se rendre à leur travail d’employées de maison.

File:Maison coloniale au 3 rue de Soissons à Nouméa.jpg

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Les populations moins précaires se tournent alors vers la voiture, quasi-indispensable pour se déplacer dans ces territoires, en plus de constituer un signe extérieur de richesse très prisé. Pour le géographe Jean-Christophe Gay : «La citadinité nouméenne repose sur l’habitat individuel, une mobilité très dépendante de l’automobile et un rapport affectif fort avec l’espace rural et marin : une culture de la ville plus proche de celle australienne ou néo-zélandaise que française. La Nouvelle-Calédonie n’est pas un pays anti-urbain, mais plutôt alter-urbain d’un point de vue européen. »

C’est donc sans surprise qu’en Martinique comme en Guadeloupe, les transports constituent le premier poste de dépense des habitants, sans qu’aucune alternative aux déplacements automobiles ne puisse être sérieusement envisagée. Le développement urbain des villes ultramarines est une des causes originelles qui participent aux mouvements de révolte récents dans les Antilles. Si le pass sanitaire et les questions liées à la vaccination restent au cœur des revendications, l’amélioration des conditions de vie (et les rapports à Paris) est rapidement venu s’inviter dans les débats.

Les Outre-mer, laboratoires d’innovations

Alors qu’elles doivent déjà trouver des solutions pour lutter contre ces problèmes de déplacements pendulaires et d’étalement urbain, à l’image de la métropole, les villes ultramarines doivent également faire face à tout un ensemble de problématiques spécifiques aux territoires insulaires (si l’on excepte la Guyane), qui mobilisent innovations et bonds technologiques. Isolement, changement climatique, vulnérabilité aux aléas climatiques, dépendance dans l’approvisionnement… Les enjeux à affronter ne manquent pas.

Malgré toutes ces difficultés spécifiques, et peut-être même « grâce » à celles-ci, les Outre-mer constituent des territoires d’expérimentations et d’innovations capables d’inspirer le monde entier, notamment dans le domaine énergétique et écologique. Les ressources de ces territoires comme l’ensoleillement, le vent, la géothermie ou encore les énergies marines constituent en effet un potentiel important pour permettre à ces territoires d’atteindre l’auto-suffisance énergétique.

En plus de ces ressources naturelles, d’autres permettent aux territoires d’Outre-mer insulaires d’effectuer des bonds technologiques. Tout d’abord, leur isolement et leur petite taille permettent de plus facilement appréhender des réseaux, moins complexes que dans des territoires de plus grande envergure. L’approvisionnement en ressources, assez difficile, concourt également à la volonté politique d’autosuffisance des territoires ultra-marins. Enfin, la dépendance aux centrales thermiques au charbon et au fioul produit un bilan carbone par habitant neuf fois plus élevé en Guadeloupe qu’en métropole.

Alors que les débats sur la place du nucléaire dans le mixte énergétique français agitent la campagne présidentielle en cours, les Outre-mer peuvent cependant se targuer d’être les seuls territoires non-dépendants au nucléaire du pays, et peuvent directement « sauter » vers des technologies plus innovantes et durables, sans être contraints par une dépendance à l’énergie nucléaire.

Parmi ces nouvelles réalisations innovantes, on peut parler du projet réunionnais PEGASE, «centrale photovoltaïque associée à un système de stockage par batterie sodium-souffre ». Mais aussi du démonstrateur Nemo qui pourrait alimenter des dizaines de milliers de foyers grâce à la production d’énergie thermique des mers. Ou encore de la première centrale éolienne avec stockage inaugurée en Guadeloupe il y a cinq ans. Par leur petitesse et leur isolement, mais aussi et évidemment grâce aux ingénieurs et autres forces vives de ces territoires, les Outre-mer représentent l’avant-garde française (et mondiale) du futur de la production énergétique.

Les habitants de la métropole ont pour habitude de ne tourner leurs yeux vers les Outre-mer que pour y observer le tumulte politique et social, ou alors pour s’y rendre en vacances et fuir le temps morne de l’Hexagone. Au contraire, les mouvements citoyens qui s’y inventent, tout comme les innovations écologiques et énergétiques devraient plus souvent nous interpeller. Plus que jamais, les collectivités, régions et départements d’Outre-mer ne sont pas que des « restes » de l’empire colonial français, mais des territoires à part entière où s’imagine et s’expérimente la ville de demain.

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