Les lesbiennes dans la ville et l’enjeu de visibilité

L’enjeu des visibilités lesbiennes dans les villes diffère de celui des hommes homosexuels. En effet, si l’homophobie peut se traduire par de la violence viriliste chez les gays, elle se matérialise souvent par de l’incrédibilité chez les femmes lesbiennes, où leur sexualité est plus un fantasme ou une “phase” aux yeux d’autrui. Cela implique donc une histoire de spatialisation différente qu’il convient de prendre en compte. 

En 1983 est publié The city and the grassroots par Manuel Castells, qui constitue un élément déclencheur de la prise en compte du prisme lesbien dans le rapport à l’espace public. A partir du territoire de San Francisco, il établit une réflexion sur les différences d’appropriation de la ville et montre que les hommes homosexuels ont une manière masculine d’occuper l’espace, c’est  dire territorialisée et visible autour d’enseignes identitaires. C’est le cas des quartiers gays qui émergent dans les années 60, comme le Marais à Paris ou le Gay village à Montréal. Les lesbiennes adoptent quant à elle des comportements féminins non territoriaux, fondés sur des réseaux informels, et plus politisés, via un tissu associatif solidaire mais peu visible. On assiste ainsi à une absence de territoires lesbiens qui s’explique notamment par les écarts genrés de salaire. Les femmes, plus précaires, peinent à s’implanter dans les quartiers gays qui se gentrifient très vite (et donc deviennent de moins en moins accessibles). Ainsi, il en conclut que le genre différencie l’appropriation de l’espace plus que la sexualité pour les femmes homosexuelles. 

Sur une étude menée à Manchester en 2002, Payton Pritchard montre l’intersectionnalité entre genre et sexualité qui participe pour les lesbiennes à leur exclusion de l’espace public notamment au village gay ou finalement hétéro-patriarcat et homo-patriarcat ne leur laissent pas d’espace propre. De plus, la gentrification de ces quartiers finit par ramener une population hétérosexuelle et aisée qui continue d’exclure symboliquement et économiquement les lesbiennes. Finalement, la notion même de territoire est profondément ancrée dans les valeurs masculines. Cette vision binaire de la répartition de l’espace public est aujourd’hui plus nuancée. 

En 2006, Julie Podmore se penche sur la visibilité lesbienne à travers les enseignes commerciales. Elle montre comment les modes d’action collectifs des lesbiennes sont conditionnés par des dynamiques locales et des alliances politiques sociales. Ainsi, dans la ville de Montréal, l’occupation spatiale des lesbiennes dans le Village Gai n’est pas visible. En revanche, à Paris, l’exercice de cartes mentales a montré la convergence du sentiment de sécurité pour les femmes lesbiennes avec une occupation de l’espace caractérisée par la culture gay, dans le quartier du Marais. De plus, il contient plusieurs lieux diffus et identitaires lesbiens comme le bar de la Mutinerie par exemple. Ainsi, si les grandes villes occidentales ne constituent encore que peu d’espace public aux lesbiennes, elles peuvent néanmoins participer au renforcement de leur sentiment de sécurité par un espace moins hétéronormé. 

La marche lesbienne de Mexico, première revendication du lesbianisme 

L’histoire de la première marche lesbienne remonte à 1972, au Mexique. Nancy Cardenas, actrice influente, déclarait dans les médias qu’il y a avait et aurait toujours des lesbiennes. Cette annonce est alors très transgressive et fait couler beaucoup d’encre. Dans le même temps, l’Organisation des Nations Unies demandait à porter une attention particulière à la condition féminine en Amérique latine ; un terreau favorable pour que Nancy Cardenas se hisse en meneuse de ce mouvement naissant. 

Des groupes lesbiens et homosexuels s’organisent alors pour mener des actions afin de gagner en visibilité et en droit notamment dans l’espace public. En 1999 se regroupent les militantes lesbiennes et féministes afin de former le collectif Enlace lesbico (lien lesbien). Elles organisent des évènements culturels artistiques et une rencontre métropolitaine de lesbiennes et lesbiennes feministes. Lors de cette rencontre commence à être abordé le sujet de la marche lesbienne autonome. L’idée est reprise en 2022 avec la volonté de fédérer un mouvement revendiquant l’exclusion des hommes, des partis politiques et du capitalisme. Les groupuscules lesbiens et lesbiennes ont ainsi été appelés pour organiser cet évènement. Ces premières réunions avaient lieu dans des endroits éparses, car il n’existait pas de lieu destiné aux lesbiennes dans la ville. Sur internet, une page a été créée afin de relayer les modes d’organisation. Une adresse mail a également été mise en place afin de centraliser les demandes. On voit ici comment ce mouvement communautaire a contourné la contrainte spatiale pour relayer un message fort. 

En 2003 a ainsi lieu la première marche lesbienne à Mexico, revendiquant une contestation de la domination masculine dans l’espace public ainsi qu’une nette démarcation avec le mouvement gay. Si certaines jugent qu’un lien de solidarité et d’appui doit les unir au mouvement homosexuel, d’autres pronent le maintien de lieux en non mixité afin d’aboutir à des reflexions autonomes et en dehors du prisme masculin. Un recul est également présent concernant leur relation avec le mouvement féministe. Ces positionnements marqués ne se font pas sans débats internes, qui fragilisent et paralysent le mouvement. Afin de le fédérer, l’auteure propose d’instaurer comme norme la lutte contre le capitalisme neoliberal, le racisme, le classisme et l’hétérosexualité afin d’aboutir à un réel lesbianisme politique engagé. 

©Wikimedia Commons, Marche des fiertés, Paris 2021

Et en France ? 

La première marche lesbienne de grande envergure en France a eu lieu l’année dernière au mois d’avril, et aurait réuni près de 10 000 personnes, selon Libération Lesbienne, association organisatrice de l’évènement. La principale revendication ? Étendre la PMA (Procréation Médicalement Assistée) pour toutes et tous, encore réservée aux couples hétérosexuels. Le contexte s’inscrit dans les nombreux débats provoqués par les projets de loi bioéthique et du refus du Sénat d’étendre la PMA aux couples lesbiens et aux personnes en transition. Les militantes évoquent une “parole lesbienne totalement absente des débats”. 

Cette invisibilisation se retrouve à la fois dans l’espace public et dans le paysage politique. Par cette marche, les militantes veulent faire entendre leur voix. Contrairement à ce qui a pu etre lu dans la presse, il ne s’agissait pas de la première marche lesbienne, la première ayant eu lieu en 1980, à travers le mouvement des lesbiennes radicales de Jussieu. Cet oubli, pour les militantes, symbolise d’autant plus le manque de visibilité de la cause. 

Cette année, une seconde édition a donc eu lieu, avec un premier cortège en non mixité choisie (entre femmes, non blancs, femmes racisées…). Cette fois-ci, le mot d’ordre : lutter contre la montée de l’extrême droite en France, alors que Marine Le Pen a su se hisser au second tour de l’élection présidentielle. Les lesbiennes racisées, grandes oubliées, étaient également présentes avec des slogans comme “Lesbienne et musulmane, tu vas faire quoi ?” ou encore “Arabe, lesbienne, musulmane, PMA en cours ou grand remplacement”.  

Réactions : la violence de l’extrême droite 

En écho à la marche lesbienne organisée le 25 avril 2021, la veille, s’est tenue une manifestation statique de soutien à Lyon, sur la Place Louis Pradel, organisée par plusieurs associations et collectifs lesbiens. Parmi les revendications, on retrouve notamment le refus de la loi Sécurité Globale, ainsi que « l’arrêt de l’instrumentalisation des luttes LGBTQI+ à des fins racistes”. Cependant, la manifestation ne s’est pas passée comme prévu, et pour cause : la violence des militants d’extrême droite. 

Ces derniers, au nombre de 100 hommes blancs, jeunes et vêtus de noir,, ont tenté d’agresser le cortège. Leur appartenance à un groupuscule d’extrême droite ne fait aucun doute, de par le slogan “Avant ! Avant ! Lion le Melhor” scandé, historiquement issu du Moyen-Age et bien connu des mouvements radicaux d’extrême droite. Parmi cette centaine d’hommes, on reconnaît plusieurs individus anciennement appartenant au groupe Génération Identitaire, récemment dissous. Malgré l’action des forces de l’ordre qui a permis le bon déroulé de la manifestation et empêché d’éventuelles blessées, les tensions sont restées particulièrement fortes. Aussi, le silence de la préfecture sur ces actions est pour les militantes assourdissant.  

On voit ainsi comment les revendications liant politiques et territoires reflètent nos contextes sociaux. En militant pour une cause visible, juste et entendue, les collectifs lesbiens nous montrent les manquements d’un système patriarcal pensé par et pour les hommes. 

Photo de couverture : ©Wikimedia Commons