Alors que le modèle économique des villes interroge encore la durabilité des projets d’agriculture urbaine, les tendances urbaines d’aujourd’hui se dirigent vers la création de villes moins fabricantes et plus productives. Patrick Sheepers, fondateur d’Urban Farm Company et du concept de potager urbain PEAS&LOVE, se détache de cet argumentaire initial pour imaginer un lieu entre production et rencontre, dont l’ambition est de reconnecter le citadin à la nature tout en assurant la pérennité du projet et de ses services.



Où se situe Urban Farm Company dans le concept de ville productive ou nourricière ?



Contrairement à ce que l’on pourrait croire et ce que l’on entend souvent, le rôle de l’agriculture urbaine n’est pas de nourrir les villes. C’est un point sur lequel j’aimerai insister car cela ne peut être le rôle des grandes métropoles comme Paris puisqu’il faudrait alors trois fois la surface de la ville. Or aujourd’hui, les surfaces concernées par ce type d’agriculture sont minimes et limitées. Bien sûr, celle-ci est davantage pertinente à l’échelle de petites villes de province entourées de champs qui peuvent alors par exemple nourrir la cantine de l’école.



Ainsi, je trouve qu’il y a un malentendu depuis quelques années sur la fonction même de l’agriculture urbaine. D’ailleurs, c’est à partir de ce constat, alors que je m’intéressai à ce sujet, qu’est né en 2013 le concept de PEAS&LOVE.En m’informant, je me suis rendu compte que l’on parlait beaucoup d’agriculture urbaine comme d’une solution pour nourrir l’humanité. Or, je sais maintenant qu’il s’agit d’un malentendu, socle de plusieurs projets qui ne fonctionne pas aujourd’hui. En fait, une grande différence existe entre l’agriculture urbaine dans les pays développés et les pays en voie de développement. Alors que pour ces derniers, l’alimentation constitue une part importante du budget des familles, cette part est tombée à moins de 15% dans les pays développés. D’ailleurs, c’est même presque devenue une variable d’ajustement puisqu’elles paient d’abord leur loyer, leurs abonnements divers et mangent avec le reste. Or, se nourrir dans les pays en voie de développement est un sujet de préoccupation majeur ! Et l’agriculture urbaine peut contribuer à améliorer les budgets des familles et lutter contre la faim.



N’étant ni architecte, ni urbaniste et encore moins ingénieur agronome, je me suis posé cette question simple : pourquoi faire de l’agriculture urbaine ? Et en tant qu’ingénieur commercial et créateur d’entreprise, quel pouvait être mon rôle ? A alors émerger en toute logique la question complexe du business modèle. Comment rendre rentable cette activité ? Je me suis donc recentré sur mon angle d’action, c’est à dire les pays développés et les grandes villes. Pour ce marché, l’enjeu est différent : il s’agit de reconnecter le citoyen à la nature. Lorsqu’on parle de rendre les villes plus vertes, plus humaines, plus durables, l’agriculture urbaine n’est qu’un moyen pour y arriver. D’où les problématiques des projets qui s’orientent sur la production et rendent ceux-ci peu rentables, car en fait, ils ne s’appuient pas sur un modèle économique viable.



Quand les agriculteurs ont déjà du mal à survivre à la campagne, en ville, les contraintes de production auxquels ils doivent faire face sont encore plus complexes. Pour y faire face, ce sont des concepts spécialisés dédiés à un mono-produit à haute valeur ajoutée, comme le safran ou le champignon, qui se sont développés car plus pertinents en ville. Mais cela ne participe pas particulièrement à rendre les villes plus vertes ou plus durables.



C’est pour toutes ces raisons qu’avec Urban Farm Company, nous avons fait un pari différent, celui de réfléchir au lien avec l’individu urbain. Nous ne voulons pas créer une ferme productive, mais plutôt un potager qui va créer du lien. La spécificité des individus qui vivent en milieux urbains, c’est le manque de place, de temps à consacrer et de connaissances sur la nature. L’enjeu a été de rendre un potager accessible à la majorité des urbains, en prenant à notre charge la contrainte, de l’entretien quotidien, le fait de planter, de protéger, d’irriguer.



Nous installons donc des parcelles potagères puis nous les louons. En tant que riverain, j’ai un abonnement annuel qui me coûte trente-huit euros par mois et qui me permet d’accéder à la ferme avec une double promesse : la promesse PEAS qui fait référence à la production et me donne accès à 3 m² qui vont produire soixante plantes et jusqu’à quarante kilos de fruits et légumes, et la promesse LOVE plus en lien avec l’aspect social, qui va me permettre de partager l’espace et de faire partie d’une communauté en participant à des ateliers, à la décision de plants de plantation. Cette promesse PEAS&LOVE se retrouve dans nos sept fermes entre Paris et Bruxelles, avec la particularité d’une affaire pérenne qui permet de déployer des projets positifs.



Quelle est la particularité de vos clients ?



Certains sont productivistes et veulent avoir un maximum de fruits et légumes. D’autres vont avoir une approche plus « zen ». Par exemple, un de nos clients apprécie faire du yoga dans un coin de verdure devant sa parcelle. Une grand-mère va venir le mercredi après-midi avec ses petits-enfants pour récolter. Derrière notre projet, il y a de la pédagogie, du bien-être et de la gourmandise. C’est une offre unique au monde qui doit trouver son public et s’affiner de jour en jour.



Vous avez ouvert un potager sur l’hôtel Yooma. Pourquoi ce lieu et comment le potager participe-t-il à favoriser la mixité ?



Notre concept n’est pas une production de légumes perdue sur les toits. Au contraire, il s’installe plutôt sur des endroits accessibles à tous. Si on prend les différentes typologies urbaines, telles que les fonctions de bureaux, d’habitat et commerciales, nous décidons de privilégier ces dernières. Pourquoi cela ? Parce que pour les bureaux, les entreprises sont frileuses de voir des individus se déplacer librement sur leurs toits. De plus, le marché des fermes dites “corporate” peuvent subir un revirement rapide. Quant aux habitations, elles accueillent souvent des petits projets de copropriété. Les projets mixtes, où il y a du flux, sont donc plus adaptés pour accueillir de l’agriculture urbaine. Par exemple, on vient de signer avec le groupe Unibail-Rodamco pour s’installer dans un centre commercial. Pour ce qui est des utilisateurs de l’hôtel Yooma, ce sont les riverains qui participent à des ateliers et partagent ce lieu.



Qu’en est-il des acteurs ? Sont-ils réceptifs à l’intégration de vos potagers dans les projets urbains ?



En France, c’est quelque chose de tout à fait acquis en comparaison à la Belgique. Cependant, peu encore savent comment mettre en place ces jardins. Les acteurs des villes ont intégrés ce type de démarches et ajouter un potager devient un réflexe. Toutefois, cette activité pose problème en France. Certains acteurs ne sont pas rentables sur le long terme et n’arrivent pas à payer un loyer, d’où la demande des grands groupes pour des propositions avec un véritable business modèle, que nous avons développé par ailleurs. Il s’agit d’un modèle économique autofinancé par les clients.



Quel est le champ d’action de Urban Farm Company ?



Nous avons 150 demandes au total et tous les jours un nouveau projet est présenté. L’idée est d’en faire une centaine sur les dix années à venir. Les projets se trouvent plutôt en Europe avec une dizaine de fermes à Bruxelles, une trentaine à Paris, une dizaine à Lille et une autre dizaine à Lyon, ce qui fait environ une soixantaine de fermes au total. Londres est une autre destination qui nous intéresse.



L’agriculture urbaine est-elle une composante de la ville vivante ?



Bien sûr, elle incarne la ville vivante puisqu’elle est un mixte entre loisir, bien-être, pédagogie. Il s’agit de redécouvrir la fonction nourricière de la nature pour le citadin tout en se reconnectant à celle-ci, son rythme et sa réalité.




Fruits et légumes sont cultivés dans les potagers 



Quels sont les procédés que vous utilisez pour rendre votre modèle de jardins partagés pérennes ?



Après avoir pensé le modèle économique, il nous fallait faire différents choix. D’abord d’utiliser de la technologie pour produire, ensuite de proposer des potagers en plein air connectés aux saisons et de trouver des emplacements en ville alors que la pression foncière est particulièrement forte, ce qui s’est fait en verticalisant les potagers pour gagner de la place, et enfin, réfléchir à des dispositifs légers pour l’installation sur des toitures à forte portance. Parallèlement à cela, la dimension de la durabilité et de la résilience de cette technologie a dû également être prise en compte.



Est-ce que vous vous présentez aussi comme une activité qui veut se reconnecter avec la biodiversité ?



Installer une ferme PEAS&LOVE en ville participe à produire des services écosystémiques. Le premier service concerne la biodiversité qui se forme en quelques mois après la création d’un potager. Le deuxième service est l’absorption carbone. Le troisième implique la gestion des eaux de pluies puisqu’en recueillant l’eau, la ferme va participer à sa régulation. La quatrième correspond à la diminution des îlots de chaleur et, même si elle est moindre en ville, la dernière est relative à la réduction de l’empreinte carbone pour l’alimentation car la production est locale.



En dehors de ces services écosystémiques, la fonction esthétique joue un rôle dans le bien-être du citadin. Il est plus agréable d’avoir un toit végétalisé plutôt qu’un toit en béton. En parallèle, c’est la fonction sociale qui joue un rôle. Dans le 15ème arrondissement de Paris, les habitants sont ravis de voir de la nature puisqu’il s’agit d’un quartier assez bétonné.





Les potagers de la Urban Farm Company s’installent sur les toits des villes 




Par ailleurs, nous ne faisons pas d’aéroponie qui consiste à souffler un nuage de vapeur d’eau sur des racines car cela ne fonctionne pas toujours en extérieur, ni d’aquaponie, qui consiste cette fois à nourrir les plantes par les déjections des poissons car ce n’est pas au point techniquement. En prenant ce dernier exemple, l’équilibre nécessaire pour les plantes n’est pas forcément l’équilibre dont les poissons ont besoin. Ainsi, ce sont des ponts qui sont formés, mais qui ne forme pas exactement la boucle vertueuse généralement présentée.



Ce qui explique que plusieurs projets ont été avortés. Alors, pour se développer, les projets sont entièrement subventionnés comme par exemple la tour maraîchère de Romainville que j’apprécie particulièrement. Mais quand elle est rattachée à un lieu de vie comme c’est le cas du projet de la Recyclerie à Paris, l’agriculture urbaine peut être plus durable. Donc des projets comme celui-ci, liés à un lieu, à un restaurant, un lieu accueillant des évènements, j’y crois.



Source des illustrations : Facebook de l’Urbain Farm Company