Aujourd’hui, changeant d’axe, elle est la capitale qui relie l’Occident à la Mer noire. Aussi n’y a-t-il pas de capitale plus riche d’avenir que Bucarest. Mais cet avenir est à l’Orient. Qui est en mesure de faire face à l’Orient en marche? A chaque instant qui passe, Bucarest porte plus lourdement cette question.
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Bucarest est né autour d’un château médiéval. Depuis lors les cercles concentriques se sont empilés autour de ce noyau initial, fragile et presque pastoral. Les grandes époques ont multiplié les propriétés de charme aux styles les plus divers ornés de jardins qui n’étaient pas pressés de se limiter. Il y avait une place privilégiée pour la France dans ce petit Paris sans fleuve ni collines notables. Plus tard, les cercles se sont éloignés du centre et se sont essayé à l’empilement et aux façades livides. Demeurent, avec une régularité de cristal, les avenues qui convergent à un rythme égal de tout côté vers le centre. Un jour, ce centre a été évidé et remplacé par un terre-plein assez vaste pour faire la place à une demeure de géant. Cette heure fut l’heure communiste : la dernière, avant la chute du Mur de Berlin et la Révolution roumaine.
Lovée dans la brume comme un animal aux aguets ou étincelante comme un navire amiral, Bucarest reste une ville de Titans. Bucarest est travaillée par une passion qui ne se retrouve qu’à Rome : le gigantisme d’empire. Ici, même dans les menues actions, tout est gigantesque : bâtisses, avenues, circulation, mets et boissons, amours et corps, dégradations, ambitions, erreurs. Nulle mesure classique, nul libéralisme égalitaire, nulle idéologie concertée n’a pu arrêter cette démence dans l’affirmation de soi et cette certitude dans l’aberration qui attend encore son poète (elle a eu sans doute son peintre). Cette ville partage ce destin avec le communisme : utopique jusqu’à la catastrophe, idéaliste jusqu’à l’informe, platonicien jusqu’à l’aveuglement. Vouée à l’outrance, elle ne cesse de forger des mots d’ordre inédits : urbanisme à outrance, humanité à outrance, médiatisation à outrance, corruption à outrance, or à outrance, déficit à outrance. Cette radicalité ne fait pas que hanter l’Europe sur des marges encore mal contrôlées, elle lui fait goûter la menace de la différence.
Pourtant Bucarest, lézardée et pouilleuse en dehors des grandes restaurations de prestige, promise au prochain tremblement de terre, à la fois fleurie et menaçante, sillonnée de taxis jaunes hoquetant et hantée par toutes les cylindrées mafieuses ne cèdera rien de ses prérogatives. Elle n’est pas certes une mégapole comme Shanghaï ou Mexico, elle reste grecque jusque dans son étreinte avec Rome : ordonnée jusqu’au crime et lumineuse dans l’écroulement. Elle a des axes pour contenir ses bidonvilles et tire des lignes au compas pour anticiper ses destructions certaines. Même cernée par les orages, elle ne cède jamais à l’arbitraire. Elle n’est que volonté jusque dans ses pactes avec l’absurdité.
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Depuis quelques années on voit fleurir des zones de consommation dans les quartiers délaissés d’hier et le centre réveillé semble vouloir réparer la faute d’une extension qui se prolonge trop loin vers la plaine du Danube et vers les Carpates. Mais je ne conseille à personne de s’illusionner : ici nul bénéfice thésaurisé. Seulement des volontés qui s’affrontent, des standings qui se comparent, des excès qui frappent fort pour régner fort. Le Bucarestois est trop avide de possession pour s’arrêter à des résultats. C’est à peine s’il a le temps de s’accorder une pause. S’il faut croître, ce n’est pas pour cumuler, mais pour caracoler en tête et là, dépenser sans compter ce que des peuples plus prévoyants voudraient soustraire à l’appétit d’un jour. Car ici tout est consommation immédiate : qui ne brûle rien n’a rien. Sur ces bords, le capitalisme joue encore au Western : l’investissement doit sentir le champagne et la roulette. Le gain sera proche et palpable, il tendra des mains vers un Moyen Orient sans scrupule excessif, il ne s’embarrassera pas de réglementations pointilleuses, ni ne s’agenouillera devant des polémiques journalistiques. Le temps est trop compté, il est plus que temps de paraître en première ligne. Déjà le tremblement de terre vient. Il n’y a d’appétit que pour reconstruire ce qu’il y aura un certain plaisir à voir détruire.
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Le Palais du peuple, ainsi nommé pour cacher qu’il ne fut construit que pour un seul au prix de la souffrance de tous, est une faute de goût à Bucarest avec laquelle il faut compter. La grande conversation des Bucarestois porte sur le nombre des églises peintes à fresque et entourées de noeuds de pierre où s’assurait l’unité du royaume, qui ont été détruites pas les architectes criminels et les terrassiers stipendiés du régime. Mais on cède aussi facilement devant une autre évidence qui éveille de troubles frissons : il devait être le plus grand du monde, on dit qu’on le voit depuis la lune (qui a été vérifier ?). Cette grandeur est l’aune de Bucarest : immensité des destructions irréparables, immensité du bénéfice. Quel bénéfice ? Celui de salles vides, aussi nombreuses que les jours de l’année, aussi inhabitables que les promesses de vie heureuse du communisme. Mais ce vide résonne. Dans le fond de cette pyramide réduite à jouer les cénotaphes gît un goût de grandeur loin prolongé, qui attend pathétiquement sa confirmation par l’histoire réelle. Mais parce que le monument se dresse avant même l’heure des triomphes, le gage est là, la Roumanie a un destin dont les réalisations futures grondent déjà sous les arcades de plâtre et les symétries de parade.
Bucarest cherche son mythe. C’est pour l’heure un marché bruyant qui fait tourner dans son accélérateur les forces équivoques de l’Orient avant de les livrer sans ordre au marché européen. L’absence de voies terrestres praticables entre Bucarest et l’Ouest européen suffit à rendre cette médiation problématique. Pourtant Bucarest n’en a pas moins gardé ses regards fixés sur la barrière des Carpates, dans l’attente d’un passage qui la vouerait aux libertés européennes et lui permettrait de rejoindre plus vite Paris, où la civilisation est supposée avoir une mesure d’avance. Mais il suffirait que la Mer noire se réveille et flambe pour que Bucarest se souvienne qu’elle a une mer grondante à son flanc, pleine de monstres sous-marins et d’éclats métalliques. Bucarest ne semblait reposer que sur un pacte humain temporaire et toujours en cours de révision. Soudain, elle deviendrait comme le quai d’un embarquement sans retour garanti. Grandie par cette nouvelle frontière, elle serait la dernière auberge vers le désert. Nul ne pourrait échapper à cette étape luxueuse d’un Orient Express qui reprendrait du service avant des traversées à l’Est plus périlleuses et plus incertaines. Alors Bucarest serait bien une capitale d’empire, non pas d’un empire des possessions, mais d’un empire des bords et des limites. C’est peut-être cette conscience de l’ultime qui manque le plus à l’Europe. Bucarest en est le Janus aussi souriant que plein de sombre énergie.
Bruno Pinchard est universitaire, philosophe et directeur de l’Ecole doctorale de philosophie de la Région Rhône-Alpes. Il s’intéresse à la pensée de la ville en particulier dans son dernier ouvrage publié aux éditions Kimé, « Marx à rebours », dont le titre résume le programme de son travail sur les mondes post-communistes.
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