Débarquées sur le sol de la ville “portègne” (adjectif « francisé » pour l’adjectif espagnol « porteño », qui signifie d’ailleurs “habitant issu du port”), avec en tête le modèle d’évolution des villes industrialo-portuaires européennes, ou des grandes mégalopoles côtières d’Amérique du Nord parvenues à aménager leurs littoraux ou étant devenues de véritable Hub commerciaux à l’international, notre vision était préalablement biaisée. Nous imaginions Buenos Aires comme une ville dont la tête fut le port à partir duquel l’urbanisation, l’installation des infrastructures (ferroviaires, maritimes, touristiques, aériennes) se développaient ensuite. Or, nous avons rapidement observé une réalité toute différente: une forme d’interdépendance, voire d’indifférence entre la ville et son fleuve.
À titre d’exemple, un jour où nous décidions de profiter du soleil d’hiver à Buenos Aires, nous nous sommes rendues jusqu’à la Reserva Ecologica Costanera Sur, sorte d’enclave naturelle de 350 hectares aménagés et préservés, gagnés sur le fleuve, accueillant un écosystème riche de sa faune et de sa flore, des lagunes peuplées de lentilles d’eau (ces petites algues vertes qui semblent coloniser la surface des rivières et qui sont signes de bonne santé).
Curieuses de découvrir ce poumon vert ainsi que les abords du Rio de la Plata que nous n’avions toujours pas eu l’occasion de fréquenter, nous nous dirigeons donc à pied vers le Micro Centro, cœur du centre décisionnel économique et politique de la ville et du pays, traversons l’artère géante de l’Avenida 9 de Julio, déambulons dans la Calle Florida, rue piétonne et commerçante historique, et faisons nos premiers pas à Puerto Madero.
Puerto Madero est le quartier de l’ancien port de Buenos Aires, aux allures londoniennes avec ses longs édifices en briques brunes qui rappellent les bâtiments ouvriers de la fin du 19ème siècle anglais, et qui abritent aujourd’hui des restaurants « huppés » aux prix quelques peu exorbitants. Depuis quelques années, y ont poussé les sièges sociaux de grandes entreprises, logés dans des grattes-ciels qui bordent véritablement la limite entre le Rio de la Plata et la ville telle qu’elle est traversée, vécue par les habitants de Buenos Aires.
En réalité, Puerto Madero est, pour les aficionados d’urbanisme moderne, une opération phare de reconversion ayant fait l’objet d’un investissement colossal et qui “dépasse [aujourd’hui] largement son aire d’intervention pour se répercuter sur la ville et la région métropolitaine toute entière” (Graciela Schneier-Madanes. Buenos Aires aborde son estuaire. L’Architecture d’Aujourd’hui, 2001, pp.54-59). Du fait de sa localisation (au coeur du centre politico-économique du pays), de ses objectifs (élargissement de la zone centrale, rénovation du waterfront pour une façade ouverte sur le Rio, renforcement de l’identité de la ville), de la complexité des montages de projet (fonctions multiples, règles d’urbanisme imbriquées, nouvelles manières de “fabriquer” la ville par les investissements publics-privés), aujourd’hui, cette opération est un symbole de la tentative de Buenos Aires de se tourner un peu vers le large.
Mais, paradoxalement, les pouvoirs publics semblent faire, après ce pas en avant, deux petits pas en arrière. Comme nous l’ont expliqué certains de nos interlocuteurs sur place, notamment l’Institut pour la Ville en Mouvement, le gouvernement local de Buenos Aires a pris un certain nombre de mesures pour développer le vélo, favoriser la mobilité des piétons, améliorer le réseau de métro, et retrouver son identité côtière donc. Or, parallèlement, il y a toujours des interventions lourdes impactant le paysage, consommatrices d’énergie, et génératrice d’émissions. Ainsi, la ville porte depuis quelques années un projet de “RER” pour consolider son réseau de transports en commun, mais aussi celui de la construction d’une autoroute qui nécessite, pour son aménagement, de supprimer certaines voies ferrées et d’investir une partie de la zone littorale pour la transformer en artère de circulation routière! Il en est ainsi du projet de “Paseo del bajo”, qui est présenté comme un projet séduisant d’aménagement d’une route à plusieurs voies pour lier le sud au nord de la ville en longeant la côte. Les porteurs du projet au sein du gouvernement ne parlent pas d’ “autoroute” mais aux dires de notre interlocuteur, ce n’est rien d’autre.
Par ailleurs, pourtant riche de sa proximité avec le fleuve, de sa longue tradition industrielle, et plus ou moins déterminée à reconquérir cette identité, Buenos Aires garde néanmoins ses distances avec l’eau de ses estuaires qui est en réalité aujourd’hui largement polluée, contaminée et inexploitée. Cette spécificité nous a été rappelée à plusieurs reprises lors de nos rencontres avec des locaux. Nous avons également pu l’observer notamment lors de nos marches en périphérie de la ville, où les zones urbanisées souffrent de l’abandon dû à la désindustrialisation, la tertiarisation de l’économie et les terrains servent de dépotoir urbain.
Dans une autre perspective, lors de notre visite sur les docks de la Boca, à l’embouchure du Riachuelo (bassin versant alimentant le Rio de la Plata et élu l’un des dix fleuves les plus contaminés du monde selon une étude de Blacksmith Institute de Green Cross ainsi qu’un rapport de WWF), nous avons à nouveau été surprises par ce rapport si particulier au fleuve qu’entretient la ville de Buenos Aires et ses habitants. Tours d’habitation surplombant les docks, industries et usines, plateformes portuaires logistiques, rien n’est véritablement aménagé pour que le portègne ou le visiteur apprécie vraiment le contact avec l’eau, encore moins sa couleur!
Et si la réserve écologique du centre ville propose, après deux kilomètres de marche entre les arbres, à l’abri de tout coup d’œil possible sur le fleuve, une petite aire de repos aménagée avec quelques bancs et des jeux d’enfants qui laisse place à une petite ouverture sur le Rio, le fleuve n’est pas mis en valeur. Il n’y a pas d’accès libre et les chemins frayés entre les arbres débouchent sur des espaces de dépôts de déchets éparpillés sur les rochers. C’est frustrant, mais c’est ainsi que Buenos Aires s’est développée.
Il n’empêche que, là bas, le grand air et la nature nous ressourcent un peu, loin des bruits de la ville. Et au coucher du soleil, nous avons eu le droit à un spectacle de lumières sur les gratte-ciel qui surplombent les arbres, et qui reflètent sur les bateaux accostés au port les nuances orangées du ciel qui fond sur la ville.
En somme, il est difficile de ne pas être désolées devant la sous-exploitation du potentiel fluvial et touristique de la présence de l’eau dans la ville, ici comme ailleurs.
Notons néanmoins l’exceptionnelle richesse du paysage et de la nature à seulement quelques kilomètres au nord de Buenos Aires, au coeur du Delta du Tigre, qui s’étend sur 30 km², abritant plus de 350 canaux qui s’entremêlent, et formant 3500 îlots.
Plusieurs centaines de maisons sur pilotis, cabanes et autres baraquements permettent à leurs occupants de vivre ou passer leurs week-end loin des rumeurs de la ville et dans un cadre naturel exceptionnel. Nous y avons passé une journée, et avons découvert après un trajet en Lancha colectiva, une sorte de bateau-barque en bois qui transporte les passagers d’îlots en îlot, habitants du Delta comme touristes, des îles habitées où se mêlent une faune et une flore quasi exotiques, des maisonnées aux couleurs et aux formes originales, un nombre de chiens errants incalculable, et quelques passagers en rameurs qui se déplacent le long des canaux.
Surprises par l’environnement dans lequel nous nous aventurions, isolé, presque sauvage, nous avons finis par nous perdre dans des chemins boueux et à nous retrouver dans le périmètre des propriétés privées, habitations pour certaines insalubres avec des toits en bois, en paille ou en tôle dans une ambiance plutôt étrange rompant complètement avec la rumeur et le rythme de vie portègne dans la capitale.