Comment vous êtes vous retrouvée à travailler sur les phénomènes de résidentialisation à Marseille après avoir été spécialisée en géographie des villes africaines ?

« Je me suis retrouvée à travailler un peu fortuitement sur Marseille en 2007 à travers des mémoires d’étudiants, notamment parce que j’étais intriguée par les rues fermées auxquelles j’étais confrontée lorsque j’organisais des marches dans la ville, que ce soit avec des associations, des étudiants ou à la demande d’institutions. On a d’abord travaillé avec deux étudiants en réponse à un appel d’offres du PUCA (Plan Urbanisme Construction Architecture) sur la question des espaces urbains et de la sûreté. C’est dans ce cadre que je me suis lancée dans le projet d’un inventaire exhaustif des résidences fermées de la ville, ce qui s’est rapidement révélé plus long et donc plus coûteux que prévu et qui a finalement mobilisé quarante étudiants en plus des enquêteurs prévus ! On s’est arrêté dans le cadre de cette étude à 1001 résidences fermées en 2010. Une seconde étude intitulée « Marseille Ville passante » a ensuite été menée en 2013-2014, cette fois par contrat avec la Ville, et nous avons trouvé 1531 résidences fermées. Elle était centrée sur les impacts en termes de perméabilités et circulations urbaines. La dynamique a continué pendant les dix années suivantes.

Cartographie des résidences fermées à Marseille en 2013 ©D. Rouquier, J. Dario, E. Dorier, LPED - AMU

Cartographie des résidences fermées à Marseille en 2013 ©D. Rouquier, J. Dario, E. Dorier, LPED – AMU

Cette fragmentation par fermetures a véritablement démarré dans les années 1990, à la faveur d’une forte proportion de voies privées à Marseille. Elle s’est fortement accélérée sous l’effet de la coupe du monde de football de 1998 qui a accentué les nuisances dans les quartiers sud, autour du stade Vélodrome. Ce n’est qu’une des raisons parmi d’autres, étudiées dans plusieurs mémoires et thèses que j’ai encadrés ces dernières années. La thèse de Julien Dario (grand prix de thèse sur la ville 2020) a porté sur les racines historiques de ce phénomène de fermeture de rues privées et leurs impacts sur la circulation des piétons et l’accès aux transports en commun.

J’ai sollicité la Ville et la Métropole pour avoir accès à plus de données et comprendre à quel point les services techniques concernés étaient au courant du phénomène.  Cette prise de contact m’a permis d’accéder officiellement à un certain nombre de données capitales comme les fichiers de permis de construire, le référentiel des voies (publiques et privées) ou le cadastre, à partir desquels j’ai pu travailler pour répondre à l’étude commandée par la Ville en 2014. En plus d’avoir l’appui de la municipalité, et l’accès à ses archives (permettant de reconstituer l’histoire de certaines fermetures), on a pu alors mobiliser des technologies apparues entre temps comme « Street View », même si on s’est principalement concentrés sur du terrain avec des enquêtes directes. 

Je me suis alors rendue compte que la stratégie des collectivités, depuis des décennies, était de laisser faire… même lorsque les fermetures de rues et résidences étaient réalisées sans permis de construire ou sur des voies sans acte de propriété. Pour autant, plusieurs techniciens de la Ville et de la Métropole étaient bien conscients des problèmes de ce cloisonnement et nous ont aidé à travailler.

La préoccupation croissante des services d’urbanisme et de voirie est venue du constat des impacts sur la circulation : les initiatives privées de plusieurs acteurs, lotisseurs, promoteurs, copropriétés sont depuis longtemps totalement décousues à Marseille, avec des logiques centrifuges, qu’on peut appeler « Privatopia », concept élaboré par le politiste Evan McKenzie ».

Sous quelle(s) forme(s) se matérialise cette résidentialisation ?

« On peut observer deux formes de fermetures de résidences : a posteriori ou dès la conception. Dans le premier cas, ça prouve que les propriétaires sont très motivés, et ça revient parfois assez cher puisque certaines grosses copropriétés des années soixante contiennent des commerces. Elles ont été conçues bien connectées à la ville, et disposent d’un grand nombre d’accès qu’il faut équiper de portillons magnétiques en plus d’installer une clôture. A l’inverse, quand la fermeture est prévue dès la conception, le lotisseur ne prévoit qu’un ou deux accès comme sur la colline Périer. Il existe une stratégie intermédiaire, difficile à réguler par les collectivités : les promoteurs développent un projet sans mentionner explicitement que la résidence sera fermée, puis les copropriétaires se constituent en assemblée et votent la fermeture dans un second temps.

Depuis 2014, si vous n’édifiez pas de mur maçonné et que vous déposez seulement un portail amovible sur une voie privée, vous n’avez pas besoin de demander un permis de construire pour fermer votre résidence. Ce qui fait qu’une partie de ces fermetures échappe au service de voirie. Les collectivités ont ainsi perdu certains outils de maîtrise et de régulation, au moment  même où elles prenaient conscience du blocage de certains quartiers.

Différentes configurations de fermeture des accès piétons © J. Dario, C. Le Du, LPED // Marseille

Différentes configurations de fermeture des accès piétons © J. Dario, C. Le Du, LPED

La typologie des logements concernés est bien plus variée à Marseille que dans des villes comme Nantes ou Toulouse où ce sont surtout des logements individuels qui sont concernés. Une autre différence réside dans la localisation de ces fermetures de voies privées, qui se sont développées dans une certaine centralité, par exemple autour du stade Vélodrome, ou dans des quartiers de passage. 

Pour lire la suite de la rencontre c’est par ICI !