Six heures trente. Les yeux englués de sommeil, j’émerge de la station Charonne en piéton automate. Encore une demi-heure avant mon rendez-vous rue Bouvier, de quoi me laisser le temps de le préparer. Au croisement du boulevard Voltaire et de la rue de Charonne, je contourne la station à la recherche d’un bistrot où m’installer, m’arrête pour considérer un moment « le rouge limé », puis l’élimine sans même y penser. Je ne sais pas, peut-être sa devanture faussement « années ’50 », qui fait « Piège à bobos » des quartiers gentryfiés. Tournant le dos à la régularité haussmannienne du boulevard Voltaire, je descends Charonne, comme emporté par le dynamisme des façades composites de la rue anciennement faubourienne, qui à cette heure n’en est pas vraiment une, de rue.
On est plutôt dans le registre de la halle ou du quai, vu la collection de camionnettes qui y stationne. Contraignant la largeur de la chaussée, c’est un pêle-mêle de tôles et de phares, d’où sort une génération spontanée de chauffeurs-livreurs, assistants électroniques dans la main et oreillette téléphonique sur la tempe. Chacun son réseau.
Continuant d’avancer, je slalome entre les potelets anti-stationnement et contourne un père tirant deux enfants aux cartables trop chargés. Curieux à cette heure-ci.
Je laisse sur ma gauche le Palais de la femme, sa façade en meulières et ses festons de briques. La résidence sociale de l’armée du salut voit sa porte claquer au rythme des femmes qui en sortent. Pressées, elles dévalent le seuil tout en attrapant leurs pass navigo, les plus en retard achevant un maquillage incomplet par le dessin d’un sourcil.
Extinction des candélabres.
La nuit s’achève dans un crissement de pneu, qu’une vieille provoque au croisement avec la rue Faidherbe. Je l’emprunte à mon tour et trouve enfin un troquet à mon goût. Le « Rallye », café-tabac à l’aspect bricolo. Surlignée de bannes rouges – peut-être une tentative de respectabilité – sa devanture laisse deviner, au travers de demi-rideaux beigeâtres, la silhouette d’une clientèle disparate. La porte poussée, je m’approche du zinc et me plante dans un espace laissé libre, à son extrémité.
« Un express s’il vous plait ». Le patron acquiesce en arquant un sourcil.
Devant moi, petits verres de calva, hauts bocks de demis et tasses trapues de cafés crème. Je rêvasse, pense aux natures mortes de Morandi, puis me reprends et regarde du coin de l’oeil les clients alignés. Trois ouvriers du bâtiment, casques entre les cuisses. Deux femmes d’âge mure dont une a gardé son bonnet sur la tête. Un homme sans âge au pull andin. Et un commercial au complet vert bouteille.
Aucun d’eux ne se parle, ou presque. Ils sont là, simplement, le visage sirupeux d’une lumière melliflue que distille le soleil d’une ampoule de peu.
En cuisine, quelqu’un sifflote et ouvre un robinet. Bruit de l’eau qui court. Et le mutisme ambiant devient petite tristesse.
Je décroche à nouveau, pris de mélancolie.
Je vois les clients en arbres solitaires, plongeant leurs racines à la source de l’aube, serrée en bosquets sur la rive du comptoir. Leurs ramures assoiffées avalent la solitude qui déborde de leurs verres. Ils sont tour à tour frères de suc, arbrisseaux d’hommes, bouquets de tristes.
Jusqu’à ce que les verres, inclinés de fatigue, conjurent ce chagrin et lâchent leurs dernières gouttes.
Un relent de vaisselle me fait lever la tête. Le patron attaque la plonge.
Il est sept heures moins cinq. Je règle le café, salue et sors rejoindre ma journée.