Philippe Chiambaretta, nous nous rencontrons aujourd’hui à l’occasion de la parution du dernier numéro de Stream, la revue que vous avez créé il y maintenant 10 ans. Quel était l’objectif d’un tel projet ?

Les architectes sont des bâtisseurs, leur rôle est de façonner de l’habiter, entre le « penser » et le « bâtir» d’Heidegger. Pour mettre en œuvre les conditions de l’habiter, il est indispensable de se tenir au fait des mutations que la société est en train d’initier, afin de ne pas concevoir un bâtiment déconnecté d’une demande qui n’est pas encore lisible au moment où l’on dessine un projet, mais qui le sera 5 ans plus tard, lorsque le projet sortira de terre.
Il m’est donc apparu fondamental de comprendre la façon dont notre société conçoit aujourd’hui et habitera demain le monde pour lui proposer des réponses adaptées à ses usages à venir. Ceux-ci découlent directement de préoccupations sociétales. Si la population se préoccupe de son hygiène de vie, elle cherchera à avoir accès à des salles de sport, à des restaurants « healthy », à des espaces végétalisés… Si la technologie modifie notre accès à l’information et nos modes de connexion, cela aura des répercussions sur nos modes de travail. Si les mentalités changent et si une réelle prise de conscience de la finitude du monde est initiée, cela a des impacts sur la façon de consommer, de se déplacer, de planifier. L’architecte doit anticiper ces désirs et ces besoins pour y répondre avec la plus grande justesse.

Grâce à la revue Stream, constituée d’interviews de philosophes, de sociologues, d’anthropologues, d’économistes, d’artistes contemporains, d’architectes, d’urbanistes… l’agence s’informe, se questionne et ceci dans le but d’enrichir ses projets. Stream 02, qui traitait (il y a déjà 5 ans) de l’avenir des espaces de bureaux dans un monde en pleine mutation, ultra-connecté et en mouvement permanent a par exemple énormément nourri la conception du Cloud, de Laborde, de 52 Champs ou de The Link, un duo de tours qui va redéfinir la skyline de la Défense.

Dans le numéro qui vient de paraître, Les Paradoxes du vivant, vous explorez ce que la connaissance du vivant peut apporter à la fabrique de la ville. En quoi ce sujet est-il important aujourd’hui ?

Stream cherche à la fois à être dans (en termes de compréhension) et en avance (en termes de pistes) sur son temps. Un nouveau cri d’alarme a été lancé à l’occasion de la Cop 23 par 15 000 scientifiques, alors qu’en 1992, lors de leur premier appel, ils n’étaient encore que 1 700 à alerter sur les conséquences dramatiques de la destruction notre environnement. Nous assistons à une véritable crise écologique et à la 6e grande extinction de la biodiversité sauf que cette fois, c’est nous qui en sommes responsables. Or, en attaquant la planète, c’est nous-même que nous attaquons. C’est stupide, nous venons tout juste de le réaliser et amorçons progressivement un revirement de comportement. Nous n’habitons pas un monde dont nous sommes les maîtres et possesseurs, et surtout nous ne l’habitons pas seuls, nous cohabitons avec de nombreux autres vivants dont nous dépendons. À nous maintenant d’établir de nouvelles relations, de « nouvelles alliances » comme le dit si bien Isabelle Stengers.

Il y a deux ans, quand nous avons commencé ces recherches, j’étais curieux de comprendre comment la discipline pouvait aller plus loin. Le thème du vivant découle de l’idée de se penser au-dedans du monde, idée qui émerge dans le précédent numéro de la revue, Habiter l’Anthropocène. Mais pour se penser au-dedans du monde, il devient indispensable de se penser en relation avec les autres, et donc avec les autres vivants, car ils sont partout, présents à toutes les échelles, même si celles-ci échappent à notre perception. Or jusqu’à présent, les architectes se sont surtout emparés de la question écologique en proposant des réductions de dépense en énergie. En élargissant les points de vue, en partant à la rencontre de philosophes, de biologistes, de paysagistes, d’ingénieurs, en me nourrissant des conférences et des expositions qui ont fleuri cette dernière année, j’ai découvert des manières paradoxales de considérer le vivant. Certains présagent une révolution de la pensée, un nouveau rapport au vivant, plus humble et à plus l’écoute, d’autres préconisent des approches plus interventionnistes, qui feraient du vivant un allié, voire un outil pour répondre au dérèglement du climat et à l’épuisement des ressources.

Et vous ? Comment vous positionnez-vous ? Vous êtes un interviewer impartial, mais qu’en est-il du praticien ?

Stream 04 a ouvert des pistes que l’agence PCA STREAM va maintenant devoir s’atteler à concrétiser. Il faut le temps de laisser décanter et de phosphorer mais de grands axes sont d’ores et déjà en train de se dessiner.

Développer une approche systémique apparaît évidemment fondamental. Penser avec minutie à l’insertion d’un bâti dans son contexte, au « déjà-là », à la nature et au caractère du milieu dans lequel il va devoir s’insérer. Il faut comprendre le fonctionnement du système pour pouvoir s’y glisser en faisant le moins de vagues possible. Pour cela, l’analyse des populations en présence et des corridors utilisés m’apparaît importante, tout comme le travail en étroite collaboration avec des biologistes et des paysagistes.

Ensuite, les façades ne peuvent plus être considérées comme des barrières. Elles doivent au contraire mettre en relation un intérieur et un extérieur, se comporter comme une membrane poreuse, comme une surface d’échange et un espace de cohabitation inter-espèce.
Enfin, face à la rapidité des avancées technologiques, un positionnement est nécessaire. Les bâtiments sont en passe de devenir de plus en plus intelligents, d’anticiper nos besoins et d’y répondre avant même que nous n’ayons eu le temps de les réaliser ni d’agir. Notre confort devrait en être grandement amélioré, mais attention cependant à maintenir une prise de l’usager sur son environnement immédiat. Habiter n’est pas une démarche passive, elle engage l’action des occupants d’un lieu, une appropriation. Nous devons veiller à ne pas glisser de l’« habiter » au « loger » et trouver le bon équilibre entre technologie et comportement.

Tous les apports des penseurs de Stream pointent vers ce qu’on peut appeler la « ville-métabolisme » : une combinaison hybride et complexe, pour articuler intelligence technologique et retour du vivant.

Pour finir, ce pourquoi j’ai conçu la revue Stream et qui me semble toujours plus important, de numéros en numéros, c’est le dépassement les clivages entre disciplines. Une ville vivante passe par une refonte des procédés et pratiques de l’architecture, en invitant les acteurs à sortir de leur rôle et en plaidant pour des modes de production plus ouverts et réflexifs. Il s’agit de migrer d’un modèle segmenté, descendant et linéaire vers un modèle transversal, ascendant et circulaire. L’architecte doit passer de l’intelligence individuelle à l’intelligence collective.
Des projets de l’agence comme le Stream Building, les Ardoines, le Shake… présentent déjà les prémices d’une nouvelle approche « organique ». Le bâtiment pensé comme un métabolisme, l’insertion de l’agriculture urbaine, la récupération des eaux de pluies, le compostage, l’auto-production, la flexibilité du programme (laissant une part d’aléas, si caractéristique du vivant, dans l’avenir du bâti), la modularité des espaces, la préfiguration urbaine… Mais nous devons continuer à fouiller, à innover, à tisser des partenariats, à co-concevoir pour aller plus loin que ce qui est fait aujourd’hui.

Et vous signez en parallèle une tour à la Défense pour Total, est-ce là les paradoxes d’un architecte ?

Je ne crois pas. L’important pour moi, au-delà du client, était de mettre à profit les 5 années d’expertise que l’agence a acquises en termes de conception d’espaces de bureaux dans le lieu qui concentre l’imaginaire collectif du travail moderne : une tour dans le quartier d’affaire d’une grande métropole. Difficile de trouver plus grand challenge quand, après la sortie de Stream 02, l’agence est devenue très pointue sur la conception d’espaces de travail.

C’est pour nous l’occasion de dessiner 120 000 m2 d’espaces, l’équivalent d’un quartier à la verticale, réunissant tous les services relatifs aux besoins de près de 6 000 personnes. L’enjeu a été d’insuffler de l’horizontalité dans le projet, puisque l’on sait que l’un des aspects fondamentaux des lieux de travail est qu’ils puissent créer la rencontre et fonctionner comme des catalyseurs de collaborations informelles. Ainsi nous avons dessiné un duo de tours réunies par des passerelles centrales et pensées comme des espaces de vie, de manière à créer de grands plateaux de 3 000m2, que nous avons doublé en duplex en parvenant à s’extraire du cadre réglementaire, une première ! Tous les bureaux sont dessinés de manière à ce que leurs usagers se situent à moins de 50m de jardins extérieurs. La programmation du socle de la tour a été conçue pour garantir un lieu de vie communautaire sur 6 niveaux autour d’une grande agora partagée. En bien des points The Link intègre donc les réflexions sur le bâtiment comme métabolisme.

En outre, je me méfie toujours des fausses évidences. Une tour tertiaire à la Défense devant être desservie à terme par des transports en commun en son pied est-elle, en soi, un projet anti-équitable ? Je n’en ai pas la certitude scientifique.

Donc oui, l’agence publie un ouvrage sur le vivant et vient de remporter une tour pour Total. C’est sûrement paradoxal, dans le sens para « contre » et doxa « le sens commun » mais pas antithétique. Les projets auxquels PCA-STREAM candidate présentent toujours de grands enjeux d’application des thèmes explorés par les différents numéros de la revue. Nous essayons de les développer avec le plus d’intelligence possible, dans l’optique d’offrir aux futurs utilisateurs la meilleure expérience et sans vision manichéenne, car tous les sujets concernant l’habiter méritent notre attention.