Au cours du dernier mois, la situation des migrants s’est particulièrement mêlée à l’actualité politique. Récemment, onze associations ont saisi le tribunal de Lille pour contraindre les pouvoirs publics à « mettre en place un dispositif garantissant le respect des droits fondamentaux de base ».
La semaine dernière, un camp de migrants était évacué à La Chapelle, à Paris. Suite à l’évacuation de 2.700 migrants, Anne Hidalgo, maire de Paris, annonçait sa loi sur l’accueil et l’intégration des migrants sur le territoire. Celle-ci proposait la répartition des réfugiés sur l’ensemble du territoire français.
Le 23 juin dernier, Gérard Collomb, actuel Ministre de l’Intérieur, en déplacement à Calais, a annoncé la soumission d’un Plan d’Asile pour “traiter le problème de l’asile de manière plus facile qu’aujourd’hui”.
Dans ce contexte, et avant que le Plan d’Asile ne soit présenté, nous sommes repartis à la rencontre de Sébastien Thiéry, pour bénéficier de son expertise et comprendre l’ampleur et l’impact de ce qui est en train de se jouer.
De manière générale, en dehors du contexte politique actuel, quel rôle pensez-vous que les pouvoirs publics doivent jouer dans l’accueil des migrants ? Quelle(s) forme(s) de soutien pourraient-ils apporter pour construire une réponse durable et constructive à l’accueil des migrants ?
Dites « contre » ou « pour » les migrants, les politiques publiques contemporaines en ces affaires partagent la même lubie d’une résolution logistique. Faire aujourd’hui, c’est mobiliser encore davantage d’effectifs policiers, c’est déployer des kilomètres de barrières en plus, c’est affecter des moyens extraordinaires de contrôle. Ou faire aujourd’hui, c’est affecter d’exorbitants moyens de prise en charge, concevoir dans l’urgence des centres aux dimensions extraordinaires, augmenter les capacités et les volumes.
Il n’est pas suffisant de décrire le paysage politique à partir du seul clivage entre « accueillants » et « hostiles », bien que cela fasse assurément une différence. Il est crucial de saisir l’unité de ce paysage au second plan, la ligne continue de son horizon, et de mesurer combien l’obsession de la logistique opère et prospère. Partout, de Paris à Nice, de Calais à Grande-Synthe, l’on doit produire une architecture de la maîtrise, du contrôle, des flux jugulés, des mouvements contenus. Partout, que l’on soit du bon ou mauvais côté de la morale, l’on institue ainsi que nous avons à faire à des vagues, à des masses, à des corps pesant, dont il nous faut savoir gérer la problématique présence.
Il n’y a réellement aucun problème de place ou de moyens, mais un problème des représentations que l’on se fait du problème, que colportent dramatiquement aussi les « politiques généreuses ». Il y aurait aujourd’hui vivants sur nos territoires des habitants d’un côté, et des « inhabitants » de l’autre, faits pour passer, « inattachés » à ce territoire et celles et ceux qui le composent. Il y aurait aujourd’hui vivants sur nos territoires des corps en nombre exact, et des corps surnuméraires, dont il faudrait organiser le déplacement et le placement. Il y aurait vivants sur nos territoires des personnes pour le bonheur desquelles il faudrait construire des équipements urbains, et des flux pour la mécanique desquels ils faudrait produire des infrastructures de passage, containers-modulaires-temporaires. La violence est à mon sens ici, pas seulement dans le coup de matraque ou le passage de la pelleteuse : dans la langue et les dispositifs de la « prise en charge », racontant que les personnes dont on parle sont un poids dans notre histoire, une masse d’individus sans qualités et désirs notoires.
Au PEROU, nous ne travaillons pas à produire un « effort supplémentaire », mais à défaire les récits qui commandent que cet effort précis soit fait, pour essayer de construire tout autrement. Parce que nous croyons que Calais n’a pas connu une crise exceptionnelle avant retour à la normale, mais rencontré le monde en devenir. Le 21e siècle se caractérise par la fin de nos éloignements, et nous raconte déjà que nous vivrons ensemble ou crèverons ensemble.
Alors nous croyons au PEROU qu’il faut urgemment faire la ville de nouveau, construire ce que nous avons en commun, intensifier nos indissociables existences, arrêter de produire des formes de « traitements » du surnuméraire. Non seulement il nous faut concevoir qu’être plus nombreux n’est pas une catastrophe, mais que faire l’hospitalité ne peut supporter de numerus clausus, parce qu’appelle un nouveau venu : faire l’hospitalité c’est œuvrer précisément pour celle ou celui qui n’est pas encore là. L’idée même qu’il puisse y avoir des quotas est d’une violence infinie. Que ceux qui établissent ces règlent imaginent que leur enfant puisse être le N+1. Qu’ils sachent en tout cas que le N+1 produit par leurs calculs est l’enfant de quelqu’un.
Comment travailler autrement ?
Peut-être faut-il commencer par arrêter de chercher le responsable du désastre, puisqu’il y a toujours un plus vaste coupable, et se saisir pleinement de notre responsabilité collective, de notre capacité à « faire réponse » à ce qui se présente. Sûrement faut-il comprendre que nous sommes officiellement rentrés dans un autre temps long, et qu’il nous faut alors faire de la politique bien davantage que de la logistique, construire des visions bien plus obstinément que mener des opérations. Et mettre en œuvre le chantier en considérant les ressources, non en partant de la crise.
A Calais comme à Paris, Lesbos ou Lampedousa, les mobilisations sont extraordinaires, et s’inventent des gestes, des formes, des actes, des espaces d’hospitalité qui constituent les fondements les plus solides des constructions à venir. C’est avec les populations dites « aidantes », expertes en hospitalité, qu’il faut oeuvrer avant tout. En outre, il s’agit de considérer enfin les personnes migrantes non à partir de leur douleur, mais à partir de leur désir, et entendre que nous avons à construire ensemble à partir de cela, qu’elles restent un jour parmi nous ou toute leur vie, ce qui ne se décrète pas. C’est ce que nous avons mis en œuvre dans les bidonvilles de l’Essonne, en aménageant les lieux pour neutraliser le péril et sortir de l’urgence, en construisant une « Ambassade du PEROU » pour y mobiliser toujours davantage des bénévoles, en poursuivant donc le chantier entrepris par les personnes réfugiées là et ayant elles-mêmes construit de l’habitat, des relations, des habitudes, un quotidien précaire assurément, mais réel tout autant, une urbanité potentielle assurément.
Nous travaillons ainsi : à considérer ce qui au milieu du désastre n’est pas le désastre, pour échapper à la sidération, et à cultiver patiemment alors ce qui se construit malgré tout. Les ressources sont en fait extraordinaires et inépuisables, ce qui s’affirme bien plus vaste que ce qui s’abîme : en inventant ces derniers mois des écoles, des réseaux d’action, des systèmes de solidarité inouïs, les parisiennes et parisiens ont démontré que l’invention se trouvait là, non dans les politiques publiques brutales manifestement inaptes au 21e siècle. Plutôt que multiplier camps, bus et dispositifs sécuritaires, mobilisons les moyens vertigineux employés aujourd’hui à cela pour accompagner les mouvements de solidarité, pour équiper les espaces publics des écoles, cuisines, théâtres qui ont vu le jour à la simple force d’une présence commune, pour faire de l’hospitalité une conquête, non une charge. Et soyons convaincus que nous avons les moyens d’accueillir toute l’hospitalité du monde.
Anne Hidalgo a annoncé la semaine dernière une proposition de loi d’accueil et d’intégration des migrants, qui consiste à répartir les migrants sur l’ensemble des régions françaises, qu’en pensez-vous ? Cela ne contribue-t-il pas à étouffer les potentialités urbaines qui se sont constituées dans ces points de chute des migrants ?
De quoi parle-t-on ? On répartit des charges, des fardeaux, des poids, pour se distribuer ce qu’il nous en coûte, pour alléger chez chacun l’épreuve. Voilà que l’on annonce donc aux villages de Dordogne, des Cévennes, ou du Finistère qu’il va falloir faire l’effort, prendre sa part malheureuse. Imagine-t-on la violence qui est faite aux personnes dont on parle ? Evidemment que sur l’ensemble du territoire français des lieux, des histoires, des espaces, des aventures sont à construire, et évidemment tout ceci a d’ores et déjà lieu, et grandira.
Mais il est irresponsable de transmettre à la France entière que les nouvelles sont mauvaises. C’est tellement méconnaître les personnes, c’est tellement sous-estimer la puissance d’invention potentielle dont on regorge ici ou là. Il devrait y avoir des appels à projet à foison, des « Réinventer la France » enfin pour de bonnes raisons, des soutiens obstinés, visibles et puissants des réseaux de solidarité et non leur poursuite au nom d’une loi inique. Un chantier extraordinaire se propose à nous, peut-être le chantier du siècle, ce à côté de quoi passe à l’évidence cette proposition de loi. Ne parlons même pas des annonces d’un Ministre de l’intérieur dont la fonction précise est de voir dans les « migrants » des fauteurs de trouble en puissance, non des bâtisseurs potentiels.
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