Nous sommes en 2009, j’ai 23 ans, je suis étudiant en philosophie, et voici que j’arrive au 32 Boulevard de Ménilmontant pour démarrer un stage. Laetitia Vidal, la responsable communication de l’agence de l’époque, me demande de réécrire des bouts de texte, non pas du dernier projet de l’architecte, mais ceux du penseur, dont un, le premier d’une longue liste, prononcé à Princeton en 1993. Un titre qui m’a tout de suite interpellé « Le Corbusier n’a pas rencontré Freud. »
« La pensée freudienne, qui enracine le sujet, est une pensée évidemment urbaine, c’est une pensée du sujet dé-raciné. J’ai fait une longue analyse avec Lacan. Je suis donc un des sujets par lequel passa la reconstruction d’un discours sur la ville chez les architectes. Ça vous rend d’une méfiance profonde quant aux optimismes historiques totalitaires et nommément le fascisme et le stalinisme. Mais ça m’a permis d’en découvrir un troisième moins connu : l’ultra-rationalisme en urbanisme et en architecture. Il a fait moins de morts massives ; il n’est responsable que de désespoirs et de suicides : ce qui se sait moins. Mais si l’on regarde de près on lui trouve des ressemblances avec les deux autres, on y voit un individu bien peu identifiable, bien peu différencié, à travers une production de lieux de stockage, toujours les mêmes. »
Enfin… je découvrais là des explications à ce que l’on considérait déjà comme un apartheid urbain. Mais je découvrais surtout chez cet architecte la volonté inexorable de trouver des solutions. Je me plongeais alors dans ses projets, Le Quai de Rohan à Lorient, La Caravelle à Villeneuve la Garenne, la Duchère à Lyon… toujours conçus à partir de concepts : le droit à l’urbanité, les lieux et le lien, le remodelage…
Et puis un matin à l’agence, accolée aux murs du Père Lachaise, je rencontre véritablement Roland, et au détour d’une conversation, voilà qu’il prend un feutre noir, une feuille, ou un plan qui trainait par là et qu’il commence à gribouiller un dessin : Sportouch, c’est pas commun ça… Je le vois alors dessiner autour de ce qui pourrait être un début de ville : « Seis puertas, six portes. T’as un nom urbain, mon chou. »
C’est peut-être à ce moment-là que j’ai décidé ce que je voulais faire de ma vie : Faire le lien entre la philosophie et l’urbanisme.
Ensemble, avec Roland, Arnauld Champremier-Trigano et Alban Fischer, nous avons relancé en 2013 l’un des nombreux médias pour lesquels il souhaitait voir penser le temps long : Lumières de la ville, le média qui pense l’urbain et l’humain.
Et inspiré par l’idée de toujours penser des lieux à travers les liens, j’ai créé en 2017 LDV Studio Urbain, une agence de stratégies urbaines et d’activation locale.
Aujourd’hui, comme il l’écrit sur le site de son agence, Lumières de la ville vit sa vie…sans lui, et sa pensée continue de nous inspirer.
Ce soir, j’ai l’honneur d’être avec vous, car Sophie Denissof m’a demandé d’organiser et d’animer ici, au Pavillon de l’Arsenal, une conférence hommage en l’honneur de Roland.
Roland Castro n’était pas seulement un architecte qui a prouvé que ses projets étaient des solutions, il était un auteur, un professeur, un citoyen engagé. Un penseur de la ville, un philosophe de l’urbain, un architecte qui a changé la vie d’innombrables habitants… un architecte dont la pensée fait école.
Lamartine écrivait « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ».
Tout ? Peut-être pas, car il nous reste ce que Roland nous a enseigné :
L’intime, l’urbanité, l’insurrection du sens.
Yoann Sportouch, le 22 mai 2023