L’espace participe à façonner les rythmes urbains
C’est une évidence : nous ne faisons pas tous usage de notre temps quotidien de la même façon. En effet, chaque individu a un rythme de vie qui lui est propre, qui combine d’une façon particulière toutes les dimensions de son mode de vie (ses loisirs, son travail s’il en a un, son usage de l’espace public, ses mobilités etc.). Le rythme dans un espace dépend donc de l’évolution de la manière dont on y vit et de ce que l’on y fait. Avec une multitude d’individus et leurs rythmes de vie qui s’entremêlent, les villes sont des espaces mouvants et non pas figés.
Mais en prenant un peu de recul, on se rend compte que les rythmes des individus sont surdéterminés par les dimensions socio-spatiales, car ils sont avant tout liés à l’organisation économique et spatiale de la société. Ils leur sont donc imposés en large partie : les individus sont inégaux devant leur usage et leur rapport au temps.
L’espace a des conséquences très concrètes sur les mobilités et les emplois du temps des habitants, créant une temporalité inégale pour ses usagers. La polarité entre le centre-ville dense et la zone périurbaine participe à imposer un certain rythme urbain. Dans le périurbain, les activités segmentées et éloignées les unes des autres nécessitent une plus grande mobilité qui est aussi synonyme de perte de temps pour les usagers. Le centre-ville, quant à lui, repose à l’inverse sur une mixité fonctionnelle. Favorables du point de vue de la mobilité, cette mixité et cette densité vont en revanche générer une conflictualité plus grande entre les habitants et leurs activités urbaines dont les régimes temporels divergent.
Une accélération inéluctable du temps urbain ?
Les rythmes urbains évoluent. Dans les zones autrefois peu urbanisées, dans les zones rurales, le temps y était plus lent que dans la ville. C’est toujours valable aujourd’hui, même si l’urbanisation galopante des territoires et leur raccordement aux centres urbains depuis la Révolution industrielle a tendance à gommer de plus en plus les différences de tempo.
La grande ville dense, ou la métropole, est un phénomène très récent au regard de l’histoire. Ainsi, le philosophe et sociologue Georg Simmel, qui fut un précurseur dans leur étude, analysait au début du XXème siècle leurs premiers développements et la façon dont elles étaient rythmées. Pourquoi une telle différence d’intensité entre ces espaces ? Les rythmes urbains et l’agencement spatial sont en effet étroitement liés à l’économie. La ville étant simplement le lieu de l’activité économique, la dynamique urbaine a entraîné une accélération du temps.
Avec le développement de l’économie capitaliste, l’urbanisation des territoires et le développement des transports motorisés, le rapport au temps s’est vu transformé. Alors qu’avant, l’activité humaine était réglée sur l’alternance naturelle et cyclique du jour et de la nuit, le rythme urbain instaure quant-à lui une nouvelle temporalité. L’éclairage artificiel prend le relai de la lumière naturelle, la ville ainsi peut tourner en continue. La logique économique pousse à ce que les activités aient de plus en plus lieu le soir, voire la nuit. Aujourd’hui, avec ces transformations des rythmes de vie, les individus se retrouvent quotidiennement dans une course effrénée contre la montre. Dans un contexte d’individualisation où la solidarité familiale et de voisinage peut s’effriter, ce mode de vie néfaste pour la santé doit interroger.
Un ralentissement temporaire avec la crise sanitaire ?
L’organisation temporelle de notre quotidien évolue, surtout en période de crise. Alors qu’il semblait que plus rien ne pouvait plus arrêter cette accélération du rythme urbain, la crise sanitaire du Covid-19 a introduit brusquement une rupture. Ce fut la remise en cause de tout un rythme urbain synchronisé. Les mesures de distanciation sociale ont entraîné une transformation profonde des modes de vie et de l’usage de l’espace public. Au temps de la vie urbaine s’est substitué le temps du confinement.
Alors que les rythmes urbains étaient essentiellement déterminés par la mobilité pendulaire, autrement dit par le déplacement quotidien imposé entre le domicile situé dans les grands centres urbains et le lieu de travail situé en périphérie, le télétravail instaure une nouvelle alternance. L’espace intime de l’habitation est devenu le lieu contraint de toutes nos activités. On essaie de s’en extraire au possible, l’extérieur devenant un refuge.
La pandémie fut aussi pour beaucoup une façon de réinterroger notre rapport au temps, qui débouche souvent par une remise en question de nos rythmes de vie urbains. Cependant, on observe que la vie a vite tendance à reprendre son cours normal avec la levée des restrictions. Si le ralentissement immédiat est évident, ce n’est donc pas sûr que la crise sanitaire soit le catalyseur d’un nouveau rythme urbain.
Faire une ville plus apaisée ?
Le rythme urbain frénétique a de nombreuses conséquences négatives sur la santé des individus. Si la crise sanitaire pousse sur le devant de la scène les problématiques des rythmes urbains, celles-ci ont été heureusement davantage intégrées dans la réflexion des acteurs de la ville depuis plusieurs années, pour essayer de réduire les inégalités et d’améliorer le quotidien des usagers.
Les « politiques du temps », nées en Italie dans les années 1990 marquent un tournant dans la prise en compte de la combinaison des tâches de la vie quotidienne. Le modèle italien “tempi della città ” est l’expression du désir d’élaborer de nouveaux équilibres entre les temps sociaux consacrés aux différentes activités quotidiennes.
En France, un rapport présenté en 2002 se penche sur le temps des villes, prônant une concordance des temps dans la ville. Des expérimentations de ces politiques publiques temporelles se déploient, à Saint-Denis, Poitiers, Belfort, ou en Gironde, puis à Paris, Rennes, Lille, Nancy, Créteil… Des collectifs, comme l’association Tempo territorial, un réseau d’abord national puis européen des acteurs des politiques temporelles créé en 2004, participent aussi à promouvoir une ville qui intègre la dimension temporelle. La Ville de Rennes crée un “bureau des temps” en 2004, son action portant principalement sur le renforcement de la qualité des services publics.
Se dirige-t-on vers une ville plus apaisée ? En tous cas de nombreux chercheurs tentent de produire une réflexion sur le modèle de la ville qui prend en grande considération la question du temps. A l’instar de Luc Gwiazdzinski dont la ville doit laisser plus de place à l’hybridation des activités. Pour lutter contre l’utilisation monofonctionnelle des bâtiments des quartiers mais aussi des espaces publics, ce dernier propose l’idée de « ville malléable ». En articulant espace et temps, l’urbaniste et sociologue François Ascher défend par exemple d’un « chrono-urbanisme » susceptible d’intégrer l’évolutivité de la ville existante. Le modèle de la ville du quart d’heure pourrait-il être une solution ? Portée par l’Urbaniste Carlos Moreno, l’idée de trouver tout ce qui est essentiel à la vie à quinze minutes à pied de chez soi permettrait de nouvelles temporalités douces dans la ville.
Le temps est une question nouvelle pour l’aménagement. Mais depuis plusieurs années, on peut se féliciter qu’elle soit progressivement de plus en plus prise en compte, tant sur le plan de la recherche que dans les politiques publiques. Toujours est-il que ces enjeux sont évidemment complexes à prendre en compte pour les municipalités qui s’y intéressent. La ville se construit sur le temps long, elle est un tout relativement figé. Or les rythmes urbains sont multiples, parfois conflictuels, et leurs modulations ne correspondent pas forcément aux temps longs de la fabrique de la ville. Le défi de concilier les temps des habitants et les temps du territoire est entier.