Depuis toujours, nos villes vivent au fil des saisons. Pourtant, elles semblent peu à peu s’effacer du paysage urbain : faibles écarts de température, végétation continue, saisons longues, artificialisation des sols… D’un rythme cyclique, nous passons à un rythme linéaire. Toutefois, la ritournelle d’évènements saisonniers continue de donner le tempo en ville : décorations et marchés de Noël en hiver, plages urbaines en été…. La saison cadence-t-elle encore nos villes ? 

Henri Lefebvre dans Rythmanalyse (1992), amorçait la notion d’analyse des temps et espaces sociaux. Une notion prévalente en ville, qui mêle des tourbillons de temporalités distinctes et évolutives dans le temps à une grande diversité de populations. Pour Luc Gwiazdzinski (1998), la ville est un univers difficile à saisir qui évolue dans le temps et dans l’espace selon des rythmes quotidiens, hebdomadaires, mensuels, saisonniers ou séculaires, mais aussi en fonction d’événements ou d’accidents. La succession de cadences ordonnées, cycliques forge donc la vie urbaine. Dans tous ces tempos, quelle place donner aux saisons dans nos villes d’aujourd’hui ? De la saisonnalité au “désaisonnement”, du “désaisonnement” à l’hyper saisonnalité, il n’y a qu’un pas ! 

La saisonnalité, le climat et la ville 

Depuis des siècles, la ville bat au rythme des saisons : ce sont elles qui rythment les moissons, les fêtes, les rencontres commerciales. 

Précisions que la notion de saison est particulièrement marquée dans les pays de l’hémisphère boréal : les zones qui appartiennent à cet hémisphère, suffisamment éloignées de l’Équateur, connaissent quatre cycles climatiques de trois mois par an, contrairement par exemple à la zone intertropicale qui n’en connaît que deux. Dans l’hémisphère Nord et plus particulièrement dans la zone tempérée, ces cycles saisonniers sont marqués par de grands changements végétatifs et météorologiques : bourgeons, fleurs, fruits, feuilles mortes, pluies sont souvent des indices de l’arrivée d’une saison en particulier… Et ils organisent la vie dans la cité. 

Photo Lola Guti via Unsplash

Jusqu’au XIXème siècle, la ville suit le rythme régulier des saisons. Le printemps et l’automne marquent l’apogée de l’artisanat, l’été est une saison de pause agricole, où la main d’œuvre citadine afflue aux moissons. L’hiver ranime la peur des maladies saisonnières en ville… La vie commerciale urbaine, elle aussi, suit le tempo saisonnier. En Flandres, ce sont l’automne et l’hiver qui concentrent les foires de commerce médiévales. En France, les foires de Champagne portent parfois les noms des saisons au cours desquelles elles ont lieu : foires “chaudes” en mai, foires ”froides” en octobre, or on sait quelle importance ces dernières ont eut dans le développement des villes et dans la fabrique urbaine. 

Plus récemment, fin XIXème, naît une autre forme de saisonnalité de la ville, plus touristique : les stations balnéaires ouvrent leurs portes à des foules de vacanciers issus de la bourgeoisie puis du monde ouvrier. Les populations urbaines voient alors leurs populations augmenter fortement le temps d’une saison. Les villes thermales accueillent elles aussi du public pour des cures d’été, principalement entre juillet et août. A Vichy, Aix-les-bains, Vittel, la population saisonnière fait parfois décupler la population locale. Plus tard, c’est sur ce modèle que reposeront les stations de ski. 

La fabrique de la ville moderne et industrielle a “désaisonné” la ville 

La révolution industrielle et l’entrée dans l’ère moderne viennent révolutionner les rapports entre ville et saisonnalité. 

Dans un premier temps, l’invention de l’électricité permet d’allonger la journée de travail des ouvriers : en artificialisation la durée du jour, elle permet aux usines de rester ouvertes, même de nuit en hiver. Dans le paysage urbain, que l’on soit en hiver ou en été, la durée du jour ne présente plus tellement de contraintes. La révolution industrielle s’accompagne aussi de la naissance du confort moderne. Les logements s’équipent de systèmes de chauffage de plus en plus performants pour lutter contre le froid. Grâce au poêle à charbon et à l’utilisation progressive du fioul (vers 1860- avec les premières extractions de pétrole), la variation climatique saisonnière est de moins en moins flagrante. Hiver ou été, l’habitant de ville dispose d’un même confort de vie. Une nouvelle saisonnalité est déjà en train de voir le jour : une forme de saison moyenne, la création d’une température ambiante constante. 

Avec la naissance de la vie moderne, la ville commence également à lutter contre les intempéries climatiques. Le génie civil s’arme à la construction d’infrastructures résistantes aux changements climatiques. Les contraintes saisonnières, pluies, neige, vent, ne sont désormais plus les bienvenues. La ville s’assèche, s’imperméabilise : pavés puis béton, création de réseaux souterrains d’évacuation des eaux… Les pluies automnales et hivernales ne marquent plus le paysage citadin. Même le brouillard disparaît progressivement du paysage urbain. Vers 1900, l’invention de la climatisation moderne vient elle aussi effacer progressivement les inconvénients de la chaleur estivale. 

La ville se densifie, s’étend à perte d’horizon et la technique moderne vient effacer les saisons. Pour Soudière (1999), un double constat : « Aux ruraux, l’observation de la nature, les gestes simples et efficaces ; aux citadins, les pratiques culturelles, la technicité, la sophistication des conditions de vie ». D’ailleurs, en ville, peu ou pas d’indices permettent de visualiser les changements de végétation, qui sont pourtant de vrais indicateurs de changement de saison : les jardins publics sont fleuris toute l’année. Les mobilités, la pollution créent une nouvelle chaleur urbaine, à peu près constante, et chaque événement venant perturber cette constance est tout de suite éradiqué : en cas de neige, on sale, en cas de trop fortes chaleurs, on va jusqu’à vaporiser de l’eau depuis les abribus. 

Les saisons sont maîtrisées, atténuées. Les températures urbaines « régies par l’artifice et non plus par la nature » (Balandier, 2010) permettent de créer un écosystème urbain à part entière, un environnement idéal pour favoriser les flux urbains. La ville est “désaisonnée”, confortable, mais écologiquement dévastée. 

Vers des villes de l’hyper-saisonnalité ?

Il faut toutefois croire que l’homme a besoin de repères temporels fixes, et se fait une joie de chaque événement qui peut rythmer sa vie en société. Parallèlement à ce long mouvement de “désaisonnalisation”, une nouvelle tendance, totalement contraire, s’affirme : celle de l’hyper-saisonnalité. 

L’hyper-saisonnalité, c’est la manifestation d’un puissant désir de saisonnalité en ville. Celle-ci se traduit souvent par la valorisation d’un calendrier événementiel, pseudo saisonnier…quitte à basculer dans la scénarisation et l’artificialisation des saisons. Il faut dire que les saisons, avec leurs lots de contraintes, sont aussi de grandes sources de réjouissances… et de consommation. Ludiques, attendues, elles sont reprises dans le calendrier commercial et deviennent sujettes de marketing urbain. C’est la naissance de l’hyper-saisonnalité. 

Photo Andy Holmes via Unsplash

En effet, la vie et l’identité urbaine s’organisent autour de grands événements saisonniers. Par exemple, à Noël, le paysage urbain se transforme : neige artificielle pour amuser les enfants ou encore patinoires reproduisent le “grand froid” hivernal que l’on connaissait il y a quelques années, aujourd’hui rare en ville. De la même façon, un ensemble d’artifices permettent de souligner avec emphase l’arrivée de l’été. On pourra prendre l’exemple des plages urbaines en été, où la végétation méditerranéenne rappelle un climat estival. Une nouvelle saison, scénarisée, vient remplacer la saison ordinaire, disparue et contraignante. On obtient finalement « le goût des saisons, l’image des saisons sans leurs inconvénients » (Gwiazdzinski). La nature devient une construction culturelle, que l’on s’approprie, avec laquelle on joue et non plus une simple donnée face à laquelle on est impuissants. 

Pourtant, derrière cette artificialisation des saisonnalités, ne se cache-t-il pas un autre phénomène ? Après avoir gommé les traces physiques des saisons au sein des villes, au profit d’un meilleur confort, les saisons ne sont-elles pas en train de s’imposer de nouveau à nous ?

Le réchauffement climatique vient, depuis une dizaine d’années, profondément bouleverser non seulement notre expérience urbaine (fortes chaleurs sur des temporalités toujours plus longues, importantes pluies engendrant des inondations, épisodes neigeux aléatoires…), mais également la manière dont on la fabrique. Les enjeux écologiques qui secouent notre époque sont venus ralentir les processus d’artificialisation des villes pour laisser plus de place à la nature. Les arbres sont replantés, des potagers sont créés, les espaces verts sont de plus en plus laissés en autogestion : la ville se reconnecte peu à peu avec la nature. Une transition douce, qui finalement s’appuie sur les particularités des rythmes saisonniers sans pour autant diminuer le confort de la ville moderne.

Et si demain, la ville réussissait à se reconnecter avec ce que les saisons ont à lui offrir pour l’aider à être plus durable ?

Photo de couverture Thomas Boulay via Unsplash