L’étymologie du mot tradition nous explique qu’elle est un héritage, souvent immatériel, qui se transmet à l’autre dans le temps. Les traditions anciennes seraient en quelque sorte condamnées à être transmises “telles quelles”, de génération en génération, sans subir de changement. Pourtant, l’on voit bien que les traditions évoluent dans le temps. Elles s’adaptent aux environnements urbains, sociaux, économiques et environnementaux dans lesquels elles prennent place. En ville, les traditions forgent parfois les identités de l’espace urbain et des populations qui l’habitent. Elles évoluent également avec elles, afin que tous s’y retrouvent. Elles sont donc, quelque part, vectrices de cohésion sociale.
Les traditions, des cultures urbaines
De l’Antiquité à aujourd’hui, les activités humaines se sont toujours inscrites dans des centres urbains. Espace d’échanges, reflets de coutumes, de mœurs et de normes, la ville se forge par tradition et selon les traditions. L’espace public, par opposition à l’espace privé, est en effet propice aux rassemblements communautaires. Les traditions culturelles, fêtes, célébrations, cultes divers, ou encore événements civiques s’y déroulent souvent, sur les places, sur les grandes artères et dans les bâtiments publics, car ils permettent de recevoir un public important.
Au Moyen-Âge, les places publiques sont des espaces constitutifs de l’identité et de la communauté urbaine : elles sont des lieux communautaires où s’expriment les émotions et les usages des citadins. Ces dernières ont trois usages principaux : commercial, religieux et civique. On distingue ainsi la place de marché, la place religieuse, devant la cathédrale, et la place civique, devant l’hôtel de ville. La fonction commerciale des places sert à accueillir les marchés et les traditionnelles foires commerciales, organisées à intervalles réguliers. Souvent festives, ces foires se transforment en de véritables rendez-vous traditionnels. Par exemple, en Champagne, chaque année, marchands et acheteurs se réunissaient avant l’arrivée de l’hiver ou de l’été pour échanger des biens, en suivant un protocole formel, très détaillé : la foire commence par 8 jours d’exposition des biens, la vente dure 10 jours, puis viennent les échanges physiques et économiques pendant 15 jours et enfin des festivités d’une semaine environ. Les rituels de vente, la régularité des rendez-vous et l’aspect festif des échanges donnent aux foires un aspect traditionnel.
Les places publiques médiévales accueillent également les événements religieux, et les grands événements civiques, qui prennent parfois des allures de véritables traditions. En effet, pendant de longs siècles, les traditions urbaines se confondent avec des traditions religieuses. Certaines obtiennent des places très importantes dans la vie des villes. Mais certaines cérémonies sont davantage citoyennes et laïques. Symboliques, elles se déroulent souvent selon des processus rituels et coutumiers. Par exemple, à chaque fête traditionnelle, ou lors des manifestations officielles qui rythment la vie des citadins, comme l’entrée de souverains dans la ville, la population se réunit sur la place du marché pour acclamer et accueillir les nouveaux venus. Des petites saynètes, les “moralités et folies” sont alors jouées sur une estrade publique afin de divertir le peuple. Il en va de même pour la vente ou l’achat de maisons : sur la place publique, le crieur énonce toujours les mêmes phrases afin d’annoncer la mise en transaction d’un bien. Ces annonces publiques, coutumières, deviennent de véritables rituels urbains. Elles s’ancrent dans les traditions urbaines, au sens rituel du terme.
Photo Diego Romeo via Unsplash
À travers les siècles, certaines villes ont gardé leurs traditions urbaines. Au point que certaines sont devenues des références, nationales comme internationales. C’est le cas par exemple du carnaval de Venise. À Venise, le carnaval existe en effet depuis le Moyen-Âge : la première mention de cette fête traditionnelle remonte à 1094 ! À sa création, la fête est conçue comme un moment de rassemblement et de partage, qui permet de souder la ville en mélangeant les habitants des différents quartiers, à l’identité bien marquée, qui deviendront plus tard les six “sestiere” de Venise. Dans ses premières années d’existence, le carnaval ressemble assez à “la fête des fous”, une fête qui a lieu chaque année en France au Moyen-Âge aux alentours du premier janvier, et pendant laquelle les citoyens échangent de rôle : les riches deviennent pauvres, les pauvres deviennent riches, le temps d’une journée. En effet, au cours du carnaval, le port du masque abolit l’identité des participants et les libère des pressions de la hiérarchie sociale. La tradition du carnaval est donc un moment de cohésion sociale et de réjouissances, qui permet d’unifier la ville et les classes sociales. Le Carnaval, repris et codifié à la Renaissance, s’est ancré dans la culture urbaine vénitienne aux XIXème et XXème siècles, au point de devenir une véritable référence culturelle. Avec le temps, le carnaval a perdu sa symbolique religieuse, le temps de célébration avec le carême catholique,pour devenir une tradition urbaine et laïque. Il en garde toutefois les dates traditionnelles.
Aujourd’hui, de nombreuses traditions laïques se développent en ville, reprenant parfois les codes ou les coutumes de traditions religieuses, en se les appropriant et en les transformant. On voit donc que la ville peut faire évoluer ses traditions pour s’adapter aux grands changements qui y ont lieu.
La ville adapte ses traditions et s’adapte aux traditions
Au cours des siècles, les paysages urbains se transforment, certains usages se créent ou disparaissent, les populations changent d’âge, de centres d’intérêt, de nombre. La ville s’adapte à ces modifications. Elle s’adapte aux changements sociaux, économiques, environnementaux. Parfois, elle impulse elle-même ces changements : de grands travaux urbains, par exemple, ou des lois peuvent inscrire dans les mœurs de nouvelles pratiques.
Malgré tous ces changements, presque inévitables, certaines traditions persistent dans les villes. La raison première repose sans aucun doute sur leur ancrage profond dans la culture urbaine : petits bouts d’identité urbaines, elles se transmettent de génération en génération. En revanche, cette transmission s’accompagne souvent d’une appropriation par les nouveaux dépositaires de la tradition. Aussi, il est très rare que des traditions traversent les époques dans leur authenticité. Et c’est sans doute ce qui les rend vivantes, et pour cette raison que l’on parvient à s’y identifier : elles évoluent dans le temps, selon nos besoins, nos envies, selon l’écho qu’elles peuvent avoir sur la société.
C’est le cas de la fête des lumières, une fête qui a lieu à Lyon chaque année le 8 décembre, depuis 1852, bien que l’origine de la fête remonte à 1643. Initiée en l’honneur de la Vierge Marie, protectrice de la ville de Lyon depuis cette première date, la fête a progressivement évolué. Au fil des années, et particulièrement depuis 1852, elle a perdu sa dimension religieuse, bien que certains continuent de célébrer l’origine religieuse première de la fête. À partir de 1852, elle s’est donc imposée comme une tradition urbaine et citadine. Tous les 8 décembre, des bâtiments de la ville sont illuminés par la mairie et des artistes professionnels. Cette mise en lumière est en réalité un écho aux petits lampions lumineux, placés aux fenêtres des habitations chaque 8 décembre depuis deux siècles. Dès les années 1990, la fête commence à prendre de l’ampleur, et devient un véritable événement artistique. Des scénographes internationaux sont même invités dès 2005 pour concevoir des animations lumineuses sur les bâtiments de Lyon. Elle connaît d’énormes succès. Désormais, entre 1,5 et 2 millions de personnes se bousculent chaque année pour assister aux spectacles lumineux ! La tradition de la fête des lumières s’est donc transmise au travers des âges, tout s’adaptant aux nouvelles valeurs (la laïcité républicaine – puisque la mairie est à l’origine de la plupart des illuminations), mais aussi à la modernité, comme aux innovations technologiques (pyrotechnie, projections lumineuses), pour devenir encore plus importante qu’elle ne l’était autrefois. Les lyonnais sont d’ailleurs très attachés à cette fête !
Les Gilles à la Fête des Vendanges de Montmartre – ©Cyril LG via Flickr
La fête des Lumières n’est pas le seul exemple de cette adaptation des traditions dans le temps. Certaines traditions, plus récentes, ont, elles aussi, réussies à s’adapter aux changements sociétaux. Par exemple, depuis 1934, la butte Montmartre célèbre la récolte des raisins du clos Montmartre. Avec le temps, la mairie du 18ème a voulu ouvrir cette célébration et la rendre plus participative. Désormais, les habitants du quartier, les commerçants locaux sont acteurs de la fête, participent aux parades et aux festivités !
Ce qui fait la force et le pouvoir de ces traditions et de ces fêtes, c’est leur aspect communautaire, collectif : elles rassemblent, elles créent de la cohésion sociale. Et pour cela, l’adaptation aux temps et aux mœurs est nécessaire. C’est d’ailleurs ce qui crée la puissance de ces évènements : ils s’adaptent, ils évoluent dans le temps. Ils parviennent à répondre à de nouveaux besoins, de nouvelles aspirations, mais aussi à ce besoin identitaire, de trouver du sens aux choses. une question de fond reste peut être encore : est-ce que nous sommes aujourd’hui capables de créer de nouvelles traditions ? Que peuvent apporter ces traditions aux villes ?
Et si les traditions participaient au rayonnement de nos villes ?
Au-delà de leur aspect culturel, les traditions sont aujourd’hui exploitées dans de nombreuses villes pour leurs retombées touristiques, financières, symboliques. En effet, leur capacité à rassembler les foules permet de toucher des publics très vastes, de valoriser le patrimoine local, et de développer le tourisme.
Les traditions urbaines sont souvent utilisées comme vitrines de leur territoire. Elles rentrent donc souvent dans une logique de marketing urbain et de mise en valeur du patrimoine. Dynamiques, festives, parfois impressionnantes, elles prouvent que les villes sont capables de se mobiliser pour dynamiser et rendre attractives leurs villes. Elles vont ainsi donner une image positive de la ville, et parfois permettre de redorer un passé difficile. Une logique de valorisation des territoires qui est soutenue par les ministères de cohésion des territoires, ou encore de la culture, car elle participe à dynamiser les territoires… et à valoriser le patrimoine urbain ! Dans le cas de la fête des Lumières, on peut en effet noter cette idée sous-jacente de valoriser par des lumières les bâtiments, l’architecture lyonnaise par des animations lumineuses : places, gares, espace public, cathédrale sont en effet illuminées à cette occasion. Un moyen de mettre en valeur le patrimoine architectural urbain, mais aussi de s’assurer de sa conservation !
Les traditions urbaines sont également un moyen de dynamiser les flux sur un territoire. Attirantes, ponctuelles, elles mobilisent souvent les foules, locales ou plus lointaines. Aussi, de nombreux touristes se déplacent souvent pour découvrir les traditions dans d’autres régions ou dans d’autres pays. Sur ce plan là, la fête des lumières est désormais reconnue à l’étranger, elle attire chaque année des curieux d’Italie, d’Allemagne, de Suisse. Elle a par ailleurs inspiré plusieurs festivals de lumières à l’étranger ! Événement touristique, elle est aussi une source de revenus pour les hôteliers régionaux, les commerçants et donc à l’origine de retombées financières importantes pour la ville et ses occupants. À Strasbourg, chaque année, le traditionnel marché de noël, le Christkindelsmärik, ouvre ses portes pendant 24 jours. L’année dernière, il a ainsi accueilli près de 2 millions de touristes ! D’année en année, la cérémonie d’ouverture du marché devient de plus en plus sophistiquée. Il est désormais tradition d’inviter une personnalité publique à inaugurer le marché et le grand sapin de noël illuminé de la ville. Des modifications qui ne plaisent pas à tout le monde, dénoncées comme étant trop commerciales. Pourtant, ce type de marché s’exporte aujourd’hui dans d’autres villes françaises, voire à l’étranger.
Marché de Noël de Leonberg en Allemagne – Photo Amelie & Niklas Ohlrogge via Unsplash
La “commercialisation” des traditions urbaines est souvent dénoncée comme dénaturant l’essence même des célébrations. Par exemple, de nombreuses critiques ont émergé à propos du carnaval de Venise, à qui l’on reproche d’être devenu trop commercial, trop publicitaire, et de s’être éloigné de ses origines premières. En effet, il semblerait que la tradition ait un peu perdu en authenticité. Phillippe Solers, écrivain qui a beaucoup écrit sur la ville de Venise, dénonce par exemple la commercialisation excessive de l’événement, qui aurait perdu son charme initial : il s’agit d’un événement “investi par la publicité et la mode” dans lequel règne «du bruit, de la laideur, de l’outrance, des masques empilés sur des masques»…
Alors, il s’agit aujourd’hui de trouver un juste milieu entre hyper-commercialisation, culture urbaine et rituels anciens. Parfois désuètes, les traditions nous rendent nostalgiques d’une époque, nous invitent à nous souvenir de certains évènements, ou au contraire de totalement effacer certaines pages de l’histoire de la ville. Elles peuvent également servir de repère identitaire pour la ville : elles sont en quelque sorte constitutives de leurs ADN, tout en sachant évoluer, voire disparaître si besoin. Quoi qu’il en soit, ce qui fait leur beauté et leur magie, c’est qu’elles savent mobiliser les foules pour rendre nos villes plus vivantes. Alors vive les traditions urbaines !
Photo de couverture Hotel De Ville de Lyon – Baudouin Wisselmann via Unsplash